Macbeth à Anvers : une histoire de chef(s)
La
scénographie imaginée par Michael Thalheimer pour ce nouveau
Macbeth proposé par l’Opéra Ballet de Flandre est très simple :
le plateau est occupé par une cavité dont les parois ne
sont pas des murs orthogonaux mais forment des arrondis, exactement
comme les skateparks, ces pistes où s’entraînent les
skateboarders. Les personnages apparaissent tantôt en haut de ce
dispositif, au bord des parois, tantôt au fond de la cavité qui pourrait aussi bien symboliser les forces noires de
l’inconscient auxquelles obéissent le rôle-titre et sa Lady, que la
situation inextricable dans laquelle ils s’engluent progressivement
en commettant crime sur crime, et dont ils ne peuvent plus
s’extirper. Quoi qu’il en soit, le dispositif a ses limites,
flagrantes : lorsqu’ils sont au fond de la cavité, les
chanteurs ne peuvent plus faire que deux pas à gauche ou à droite,
l’espace scénique se trouvant considérablement réduit. De même, l’effet
de surprise provoqué par les apparitions des personnages en haut des
parois s’émousse assez vite par son aspect systématique. Restent
cependant une direction d’acteurs acérée, mais aussi quelques
tableaux très forts : la mort de Banco, laissé nu (ou quasi)
et ensanglanté sur le plateau, présent pendant tout le banquet du
second acte et semblant reprendre vie aux yeux du seul Macbeth, ou
encore le brindisi de ce même banquet, sur lequel Lady
Macbeth exécute une danse grotesque parfaitement assortie à la
musique de Verdi, sorte de caricature du raffinement et de la
virtuosité belcantistes que la Lady aimerait faire siens mais que sa
sauvagerie l’empêche de s’approprier pleinement.
De toute évidence, le choix des comprimarii (petits rôles) et des rôles secondaires a fait l’objet d’une attention particulière : Chia-Fen Wu (la dame de Lady Macbeth) et Donald Thomson (une apparition, un domestique, le médecin), artistes du chœur, surprennent par la qualité de leurs interventions, notamment dans la scène de somnambulisme où ils se font tout à la fois présents et discrets, audibles mais en retrait, exactement comme leurs rôles l’exigent. Michael J. Scott, en Malcolm, fait preuve d’un tel engagement qu’il en perd parfois un peu la conduite de la ligne de chant. Najmiddin Mavlyanov (dont le vibrato est parfois un peu large) possède un timbre aux couleurs et à la lumière quasi italiennes, qui n’empêchent pas l’émotion : par les nuances apportées à son chant et le soin accordé à la diction, ce ténor ouzbek évite, comme il se doit, de réduire le personnage de Macduff à un simple va-t-en-guerre. Quant à Tareq Nazmi, il fait Banco et forte impression, recevant de chaleureux applaudissements pour ses débuts à l’Opéra d’Anvers : en quelques répliques et un air, il impose un style, une puissance, une densité vocale et un sens de l’émotion.
Reste le couple maudit, rôles redoutables s’il en est, ici tenus par la mezzo (et non pas une soprano dramatique) Marina Prudenskaya et Craig Colclough. Silhouette longiligne aux immenses bras nus, drapée de noir, Marina Prudenskaya déploie un jeu engagé et la force de son interprétation vocale. Le chant pourtant s’avère inégal en fonction des pages interprétées : le brindisi, violent, caustique, aux aigus qui ne peuvent être qu’esquissés, séduit le public. Mais dès l’air d’entrée de la Lady (dont la cabalette est amputée de sa reprise), l’adéquation vocale de la chanteuse avec le personnage semble compromise : les aigus plafonnent et sont émis de manière fixe, à la limite du cri. Le rôle peut certes être confié à une mezzo, à condition toutefois qu’elle possède un registre aigu sûr, permettant non seulement d’atteindre les notes aiguës dont est hérissée la partition, mais aussi de nuancer sans passer tout en force. Or, les limites de Marina Prudenskaya dans les sommets vocaux rendent la ligne de chant particulièrement tendue, si bien que les nuances se limitent au mezzo-forte. Pourtant, le venin que répand la Lady peut et doit aussi être distillé mezza voce, et une utilisation plus fréquente de la nuance piano ou pianissimo rendrait plus effroyables encore les éclats de fureur du personnage.
Craig Colclough propose un portrait de Macbeth plein et entier : derrière la feinte assurance du personnage, l’interprète laisse judicieusement très vite percer les failles qui le rongent. Capable de traduire l’arrogance comme le désarroi, la voix du baryton américain n’est pas avare de nuances (attaque piano de son air final « Pietá, rispetto, amore », blanchiment de la voix pour le « Tutto è finito » du second acte, après le meurtre de Duncan). Le spectateur admire enfin la robustesse de l’estomac du chanteur, capable de mâcher et d’avaler la lettre qu’il a lui-même écrite à sa femme et qu’il fait disparaître avant que la cour de Duncan n’arrive (espérons que ladite lettre était en amidon) !
Enfin, le grand triomphateur de la soirée est le chef Paolo Carignani, couvert d’applaudissements au rideau final. Secondé par un orchestre et des chœurs éclatants (même si ces derniers manquent plus d’une fois de précision dans les attaques), il pare l’opéra de Verdi d’un dramatisme brûlant et vénéneux, n’hésitant pas à exacerber les contrastes et à laisser exploser l’orchestre quand nécessaire, sans cependant jamais tomber dans la grandiloquence –et tout en conférant également aux pages nocturnes (les assassinats de Duncan ou de Banco, le somnambulisme de la Lady) tout le mystère angoissant qu’elles recèlent.