Pendant les premières mesures de l’ouverture, le rideau se lève sur une violoncelliste et un couple de danseurs, bientôt importunés par des personnages vêtus de blanc, portant des chapeaux noirs et armés de battes de base-ball, avatars explicites du sociopathe Alex DeLarge et de ses droogies mis en scène par Stanley Kubrick dans Orange mécanique. Tobias Kratzer s’apprêterait-il à proposer au public de l'Opéra de Lyon une vision novatrice de Guillaume Tell, dérangeante, faisant de Gesler un monstre de violence gratuite ?

Las, la vision inquiétante par laquelle s’est ouvert le spectacle disparaît et la seconde moitié de l’ouverture est jouée devant le rideau fermé. À l’image de cet épisode initial, la mise en scène de Tobias Kratzer suscite une attente finalement déçue. On en attendait force, violence et à tout le moins originalité. Elle aligne finalement la plupart des poncifs des mises en scène actuelles, à commencer par l’autoréférentialité de l’œuvre : Guillaume Tell ne parlerait en fait… que de musique. Le bonheur et la sérénité helvètes (évoqués par une scène au cours de laquelle Hedwige sert un potage à son époux et à son fils) ne sont donc qu’une métaphore de l’harmonie musicale ; et les personnages suisses, habillés de noir comme des musiciens de concert, ont pour unique but de chanter l’œuvre de Rossini, partition en main, tandis que les Autrichiens, vêtus de blanc, cherchent par tous les moyens à les en empêcher. Soit.

Mais cette lecture – qui au demeurant pourrait être plaquée sur à peu près toutes les œuvres du répertoire – est desservie par une réalisation scénique souvent involontairement drôle : les Suisses/musiciens partent combattre à l’aide d’instruments grossièrement transformés en armes, Tell tuant Gesler à coups d’archet de violon. La direction d’acteurs est par ailleurs assez terne, très loin de susciter le malaise ou la peur recherchés : le finale du premier acte, qui devrait être glaçant, se contente de montrer les acolytes de Gesler menaçant bien maladroitement de leurs battes une foule pas franchement terrorisée… Qui plus est, certains tics de mise en scène achèvent d’amoindrir la force du propos : les inévitables chaises, bien alignées au lever du rideau, évidemment renversées quand les choses se gâtent ; ou encore la vision finale – resservie à satiété depuis le Roberto Devereux munichois de Christof Loy – d’un jeune personnage (ici Jemmy), fixant le public d’un air menaçant afin de suggérer l’éternel recommencement de l’histoire et la pérennité des forces du mal. Regrettons également quelques tableaux visuels en décalage complet avec ce qu'exprime la musique (la torture puis la mise à mort de Melcthal pendant l'introduction de la romance de Mathilde…).

L’exécution musicale compense en partie la déception causée par le spectacle. Certes, la voix d’Enkelejda Shkoza est bien puissante pour le rôle de Hedwige et fait entendre un vibrato trop large ; a contrario, le timbre de Jennifer Courcier (Jemmy) est un peu frêle, notamment lorsqu’elle doit tenir tête à Rodolphe – un Grégoire Mour à la voix bien projetée – au finale du premier acte.

Gesler existe bel et bien, malgré son rôle ingrat : il n’apparaît qu’au troisième acte et ne chante aucun air mais requiert cependant un interprète d’envergure, ce que Jean Teitgen, voix d’airain, caractérisation forte, diction impeccable, est assurément. John Osborn sait faire co-exister en Arnold tendresse et vaillance ; le ténor accomplit son marathon vocal sans faiblir, jusques et y compris dans son air final, ce qui n’est pas un mince exploit. Il manque peut-être à Jane Archibald (Mathilde) un certain sens de la déclamation pour son premier air et une épaisseur vocale qui lui permettrait de donner plus de force à certaines répliques (surtout lorsqu’elles se situent dans le grave de la tessiture) ; la chanteuse possède néanmoins la distinction, le côté élégiaque et la virtuosité du personnage. Dans le rôle-titre, Nicola Alaimo fait valoir ses habituelles qualités de timbre, de style et de diction, avec une belle projection naturelle de la voix, parfois légèrement étriquée dans l’aigu cependant.

L’Orchestre de l’Opéra de Lyon et son chef Daniele Rustioni sont acclamés par le public. On a parfois entendu le premier plus précis et plus riche de couleurs, et le second plus habile à dessiner l’architecture globale de l’œuvre. Ils n’en demeurent pas moins extrêmement convaincants, de même que les Chœurs de l’Opéra, remarquables de musicalité et d’intelligibilité. Rien en revanche ne saurait justifier les multiples mutilations subies par la plupart des airs, duos ou ensembles, quasi tous amputés de leurs reprises, ce qui nuit grandement à l’équilibre des pages concernées et est parfaitement contraire à l’esthétique de l’œuvre.


Le voyage de Stéphane a été pris en charge par l'Opéra de Lyon.

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