Les Mille Endormis à Luxembourg : l’onirisme s’invite dans le conflit israélo-palestinien
Dans cette commande lyrique conjointe du Festival d’Aix-en-Provence (notre compte-rendu de la création) et des Théâtres de la Ville de Luxembourg (où l'œuvre est ici représentée), le Premier Ministre israélien a un souci majeur parmi la longue liste de problèmes inhérents au territoire qu’il dirige : le Ministre de l’Agriculture vient lui rendre compte de l’état inquiétant des récoltes. Une résolution de l’ONU, sans véto des alliés américains, stipule que la pluie ne tombera plus sur Israël. Le problème agricole se rajoute à une autre épine majeure dans le pied du Premier Ministre, puisque S., le Chef du Shin Bet, et Nourith, l’assistante du Premier Ministre, s’inquiètent de l’ampleur que prend la grève de la faim chez le millier de prisonniers palestiniens. La décision est prise, ils seront plongés dans un sommeil profond le temps que la crise passe. Mais les prisonniers, quelques années plus tard, sont toujours endormis et semblent s’être infiltrés dans la psyché des Israéliens, devenus insomniaques, et dont les enfants se mettent à parler arabe au lieu d’hébreu. À bout de nerfs et de forces, le Premier Ministre et S. envoient Nourith infiltrer la communauté de prisonniers pour déjouer leurs plans supposés. Elle ne reviendra pas. Là où le corps est retenu, les Palestiniens ont construit une patrie spirituelle qui happe Nourith, en transe.
Yonatan Levy (livret et mise en scène) fait le choix judicieux de ne pas axer l’ensemble du livret sur une exploration du conflit israélo-palestinien. Si se retrouvent en filigrane des thèmes propres au pays, tels que l’exploitation agricole du Neguev, l’onomastique proche de l’hébreu et de l’arabe ou l’enjeu du territoire, le livret bascule rapidement vers l’onirisme et la quasi science-fiction finale. Ces explorations déviées du monde proche-oriental sont renforcées par la partition d’Adam Maor, qui mêle esthétisme de la cantillation du chant hébraïque et inflexions des récitatifs coraniques, musiques électronique et klezmer, créant un mélange sonore, doux ou tranchant, qui reflète la mosaïque complexe de cette région du monde, sa lumière et ses fractures.
Le décor unique et central, celui du bureau du Premier Ministre, est entouré par (une partie des) mille endormis, paisiblement allongés sur des chaises longues ou des lits superposés qui enserrent le bureau. En fait de décor, l’ensemble fait davantage office d’installation artistique. Car si l’identité des mille endormis semble être au premier abord celle des prisonniers palestiniens, ce postulat de départ évolue lorsque l’onirisme prend de l’ampleur. Lorsque Nourith devient Nour et infiltre, sous hypnose, la communauté des prisonniers, elle fait face au public qui n’est plus plongé dans le noir mais fait partie intégrante de l'installation, de l’œuvre, de l'enjeu.
La soprano israélienne Gan-ya Ben-gur Akselrod s’acquitte avec précision de ce rôle. À travers Nourith, elle déploie une palette vocale d’autant plus assurée que la partition est complexe. Le chant succède aux cris, l’hypnose précède la transe, et les aigus se succèdent, travaillés dans le moindre détail selon l’évolution du personnage. Du cri dans le plus aigu de la tessiture au chant doux comme un filin doré, la soprano conserve une diction impeccable et une portée jamais couverte par les instrumentistes. A bocca chiusa (bouche fermée) dans sa transe finale, le chant se pare de couleurs orientales.
Le baryton Tomasz Kumięga est un Premier Ministre d’abord déterminé, froid et dur, dont le mépris est véhiculé par les mediums, ronflants ou secs. Le personnage, devenu insomniaque, perd la notion du temps et, paniqué, impose au baryton des aigus au plus haut de sa tessiture, qu’il déploie sur « boker » (le matin), alors que Nourith s’obstine à lui rappeler que le soir est tombé. L’évolution du personnage force aussi Tomasz Kumięga à transformer son timbre en une pâte à modeler vocale qui passe de l’assurance à la fureur, de la panique à l'hébétude, le tout dans un hébreu parfaitement articulé.
David Salsbery Fry apporte à S., le sombre Chef du Shin Bet, toute la profondeur sépulcrale de sa voix de basse. Puisant au plus bas de sa tessiture, les graves sont tenus et puissants. Le timbre rejoint aussi la tessiture d’un baryton-basse dans les emportements de S.
Le rôle multiple du ténor Benjamin Alunni, à la fois Ministre de l’Agriculture, manifestant et cantor, lui permet d’explorer toute la ductile suavité de son étendue vocale. Faisant le bilan des récoltes, il multiplie les chutes de timbre, passant d’un aigu clair à des graves assurés. Dans le rôle du Cantor, aux mélismes paroxysmes, sa diction ciselée de la langue hébraïque fait montre d’une vélocité vertigineuse, alterne tendresse et chaleur des aigus et profondeur des graves. L’oscillation des voyelles propres au cantor sort renforcée par la beauté de la partition.
L’Ensemble luxembourgeois United Instruments of Lucilin magnifie tout autant la partition que le plateau vocal. La clarinette, composante essentielle de la musique klezmer, apporte à ce genre musical volutes légères et gracieuses, les percussions accentuent la tension, les cordes annoncent, dans des mesures tranchantes comme celles de Bernard Hermann pour Psychose, la psalmodie à venir des noms des prisonniers.
Le public, ravi par la singularité et la richesse multiple de l’œuvre, réserve à l’ensemble des artistes une ovation méritée.