Il est de ces représentations dont on se souviendra longtemps, et pas uniquement pour des raisons musicales. Le contexte qu’on connaît pend le pays tout entier à la parole providentielle d’un président qui a eu la bonne idée de dérouler ses mesures à la même heure (espagnole) que la production de l'Opéra de Lyon ! Si quelques téléphones seront discrètement sortis çà et là durant la représentation, témoins d’une angoisse réelle, on se dit qu’il vaut mieux découvrir les mauvaises nouvelles en décalé et décrocher un instant en compagnie de Ravel.

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L'Heure espagnole à l'Opéra de Lyon
© Michel Cavalca

Las, l’actualité est aussi mouvementée sur la scène lyonnaise qu’au palais de l’Élysée : la salle retient son souffle en voyant apparaître le directeur de la maison, Serge Dorny, et un moment on pense qu’il vient clamer l’annulation de la soirée. Cela ne sera pas le cas, mais la surprise n’en sera pas moins grande : en raison de deux chanteurs covid-positifs, le protocole sanitaire exige que soit mise en quarantaine l’intégralité de la distribution, composée fort heureusement d’uniquement cinq solistes. C’est ainsi qu’on apprend que les équipes de l’Opéra ont pu trouver, au pied levé et avec un temps de répétition extrêmement réduit, cinq nouveaux artistes pour assurer le spectacle. On peut enfin respirer et entrer dans une Heure espagnole qui s’annonce d’ores et déjà inoubliable.

Reprise d’une production initialement présentée en 2018, l’association de la mise en scène dynamique de James Bonas à la poésie des images animées de Grégoire Pont fait encore sensation et illustre parfaitement l’esprit de « libertinage caustique » du livret de Franc-Nohain tel que décrit par Jankélévitch. La vidéographie se révèle efficace : tantôt passive, servant simplement de décor pour l’horlogerie de Torquemada, elle est souvent active. Un cœur apparaît pile au-dessus des amants, les couleurs s’adaptent à la narration, le quintette final se transforme en éblouissante scène urbaine – dont l’esthétique new-yorkaise rappelle le souhait initial de Ravel de caractériser son œuvre comme une « comédie musicale » plutôt qu’un opéra. La mise en scène presque minimaliste (deux échelles côté cour et jardin et une table au milieu) constitue un écrin léger et presque naïf dans lequel les personnages peuvent dérouler sans lourdeurs les différentes péripéties, souvent comiques, de l’histoire.

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L'Heure espagnole à l'Opéra de Lyon
© Michel Cavalca

Les personnages, parés de tenues animales, sont différenciés entre les hommes en blanc et le personnage féminin, la femme-amante Concepción, apparaissant dans un costume à mi-chemin entre la soubrette et la souris dans des tons noirs et blancs porteurs de l’ambivalence du personnage dont le cœur balance entre tous ces hommes. Placé derrière l’écran sur lequel sont projetées les vidéos de Pont, l'orchestre vient étoffer un plateau qui paraît bien profond avec la perspective offerte par la projection.

Si la mise en scène, fidèle reflet du raffinement ravélien, ne souffre pas des conditions qu’on connaît, il en va autrement du plateau vocal. On se gardera bien de reprocher aux artistes leurs quelques défaillances de texte, bien compréhensibles dans ce contexte. On est même impressionné par le coffre caverneux de Martin Hässler (Don Iñigo) et l’extraordinaire présence scénique et vocale de Clémence Poussin (Concepción), d’une voix limpide et franche – deux acteurs de la première aventure lyonnaise de la production en 2018. On peut en revanche émettre des réserves sur la faible projection et le timbre souvent trop neutre de Nicholas Morton (Ramiro). Mais la grande force des cinq chanteurs réside dans l’humour qu’ils parviennent à transmettre au public : avec un jeu d’acteur particulièrement fin, ceux-ci réussissent à faire rire une salle entière à travers un jeu de quiproquos et de dupes particulièrement bien exploité, rendant à cette Heure espagnole une fraîcheur juvénile jubilatoire.

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L'Heure espagnole à l'Opéra de Lyon
© Michel Cavalca

Il faut aussi saluer l’action d’un protagoniste qui a su mener avec succès et force cette entreprise, c’est l'excellent chef d’orchestre Vincent Renaud. Son énergie et sa battue claire et précise ont plus d’une fois sauvé les chanteurs de situations inconfortables. Servi par un orchestre somptueux, des violoncelles suaves à la petite harmonie fine et gracieuse, toute la sensualité ravélienne s’est retrouvée exposée dans cette Heure espagnole. Décidément, cette production restera à plus d'un titre dans les annales.

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