Nikolaï Rimski-Korsakov (1844–1908)
Le Coq d'Or (Золотой петушок )(1907–1909)
Opéra en trois actes, un prologue et un épilogue
Livret de Vladimir I. Bielski d'après Le conte du Coq d'Or (Сказка о золотом петушке) d'Alexandre Pouchkine (1834)
Créé au Théâtre Solodovnikov de Moscou le 24 septembre 1909

Mise en scène : Barrie Kosky
Direction musicale : Daniele Rustioni
Décors : Rufus Didwiszus
Costumes : Victoria Behr
Lumières : Franck Evin
Chorégraphie : Otto Pichler
Dramaturgie : Olaf A. Schmitt
Chœurs : Roberto Balistreri

Le tsar Dodon : Dmitry Ulyanov
La reine de Chemakha : Nina Minasyan
L'astrologue : Andrei Popov
Amelfa : Margarita Nekrasova
Polkan : Mischa Schelomianski
Le tsarévitch Aphron : Andrey Zhilikhovsky
Le tsarévitch Guidon : Vasily Efimov
La voix du Coq d'or : Maria Nazarova
Le Coq d'or : Wilfried Gonon

Danseurs
Stéphane Arestan-Orré, Rémi Benard, Vivien Letarnec, Christophe West

Orchestre et chœurs de l'Opéra de Lyon

En coproduction avec le Festival International d'Aix-en-Provence et la Komische Oper Berlin

Opéra National de Lyon, 20 mai 2021, 18h

Il flotte un peu d’air nostalgique dans les aérosols de l’Opéra de Lyon… Le Coq d’Or est la dernière production de Serge Dorny en tant que Directeur Général. Certes, d’autres productions qu’il a pensées et conçues seront présentées les prochaines années (effet pandémie oblige), mais c’est la dernière qu’il accompagne directement. Dans moins d’un mois, le 10 juin prochain, il présente la saison munichoise. Une autre ère commence.
Et cette production plus amère que douce, inquiétante, grise a un peu la couleur du départ. Mais aussi la couleur Dorny, et aussi la couleur Kosky, tant elle surprend et prend à revers le spectateur qui pense qu’à Kosky correspond spectacle, plumes et paillettes. C’est un spectacle presque angoissant que ce « conte de fées » traité comme un cauchemar par la mise ne scène et merveilleusement maîtrisé musicalement. Une reprise digne de l’ouverture des salles, digne de ce règne de 18 ans qui a fait de l’Opéra de Lyon la plus passionnante des maisons d’opéra.

 

Acte I : L'Astrologue (Andrey Popov) Dodon (Dmitry Ulyanov) Le Coq (Wilfried Gonon)

Une fortune à éclipses que celle des opéras de Rimski-Korsakov. On joue périodiquement souvent ses pièces orchestrales fameuses, comme Le Vol du bourdon, et pourtant on garde l’impression qu’il est absent du répertoire. Or on a joué (en dehors de la Russie) encore récemment Le Conte du tsar Saltan, La jeune fille des neiges, Sadko, La légende de la ville invisible de Kitège, ou La fiancée du tsar et souvent dans des mises en scènes notables, et on oublie. Le Coq d’Or a été avant la deuxième guerre mondiale souvent joué autant en français qu’en russe sinon plus, et qui s’en souvient ?
On retient plus souvent ses versions réécrites des opéras de Moussorgski pour les critiquer puisqu’aujourd’hui on joue évidemment beaucoup plus les versions originales, et pourtant, Rimski-Korsakov est au centre de la musique russe, membre du groupe des cinq et traversé par toute l’histoire musicale et culturelle russe du XIXe, mais pas seulement. Le Coq d’or présente de singulières innovations.
La deuxième observation est que cette présence à éclipses en « occident », plus régulière cependant ces dernières années, reste continue en Russie, avec des modalités presque fossilisées : mises en scènes poussiéreuses, costumes folkloriques, couleurs, sur lesquelles Tcherniakov a si bien ironisé dans sa production de Sadko au Bolchoï.
À l’inverse, Rimski-Korsakov était un observateur attentif de la vie musicale occidentale, et des mouvements qui la traversaient, à commencer par le wagnérisme.
Tous ces éléments, et bien entendu une qualité musicale permanente, et souvent étonnante doivent nous interpeller à l’audition du Coq d’or, que la production lyonnaise interroge fortement.
L’histoire en est assez simple : le Tsar Dodon voudrait bien sa tranquillité pour dormir en paix, mais il est toujours dérangé par des envahisseurs, contraint de se défendre et de faire la guerre. Un magicien, en échange d’une récompense qu’il précisera plus tard, lui propose un Coq d’or qui fera le guet et avertira des éventuelles attaques. Guerre en vue, à l’attaque donc, mais ses deux fils se sont entretués, et il est vaincu.
Au deuxième acte, il tombe sous le charme de la reine de Chemakha qui veut l’envahir.
En un très long "duo", elle exige qu’il chante et danse jusqu’à épuisement. Il s’exécute, et tout finit par un mariage
Le mariage est l’événement du début du troisième acte, mais le magicien revient au milieu de la fête, et réclame son dû, à la manière du vieux Silva dans Ernani de Verdi : il exige la jeune femme. Dodon ne l’entend pas ainsi et finit par le tuer. Il se tourne vers le Coq d’or qui le dépèce à son tour ; le peuple se retrouve sans roi.
A l’épilogue très bref, le magicien revient en vie et déclare que de ce conte seul lui et la jeune femme étaient réels.

L’œuvre composée entre 1907 et 1908 a été censurée et jouée seulement après la mort du compositeur, le pouvoir ayant considéré qu’elle portait atteinte à l’image de la monarchie, en une période où elle devait répondre aux révoltes intérieures (Révolution de 1905) et extérieures (guerre russo-japonaise), une période d’instabilité où il ne faisait sans doute pas bon appuyer sur les blessures.
Alors évidemment, il serait facile de faire de l’œuvre un pamphlet politique (à l’instar du Roi Carotte chez Offenbach) ou un conte russe, identitaire en diable, puisant dans la littérature russe puisque l’auteur du conte est Pouchkine, qui a donné à l’opéra russe trèsgrande partie de ses livrets.
Kosky s’y refuse.
Il refuse aussi, ce qu’on attendrait de lui, de faire de cette histoire un conte magique et coloré avec des effets de théâtre : en effet, il est connu pour ces spectacles magiques qui peuplent le répertoire de la Komische Oper de Berlin.
Il prend tout le monde à revers. Il a fait à Munich du Rosenkavalier, une comédie qu’on jouait de manière linéaire, une sorte de conte de fées, et de ce Coq d’or, qui est un conte, il fait une histoire grise et inquiétante. Il aime surprendre et y réussit toujours.

Le paysage (Acte III) Nina Minasyan (La Reine de Chemakha) L'Astrologue (Andrey Popov) Dodon (Dmitry Ulyanov) Le Coq (Wilfried Gonon)

Kosky n’est pas un metteur en scène de la grande machine théâtrale, comme un Stefan Herheim, il n’est pas plus un metteur en scène d’une seule ligne ou d’un seul « creative team ». C’est une sorte de « Wanderer » de la mise en scène qui aime à prendre à revers et surprendre, mais avec des permanences, d’abord le jeu d’acteur, toujours très précis, millimétré et central, ensuite la gestion des groupes sur un espace réduit, enfin toujours des traits d’humour.
Dans ce Coq d’or tout l’opéra se passe dans le même espace. Kosky enferme l’action dans un espace clos, qu’on pourrait presque dire à la Beckett, une lande, des ajoncs et un arbre mort. Un espace de jeu presque limité au sentier central, avec quelques incursions dans les herbes : adieu Russie fantasmée, adieu contes de fées.

Acte II : Dodon (Dmitry Ulyanov) Nina Minasyan (La Reine de Chemakha) 

Pour résumer l’idée, c’est Le Roi se meurt chez Beckett. Tout un programme qui n’annonce pas forcément des réjouissances et c’est bien là le choix de Barrie Kosky de souligner l’étrangeté d’un opéra qui pourrait aussi répondre à Blaise Pascal. « Un roi sans divertissement est un homme plein de misères ». Dodon en effet ne voudrait que dormir, et son entourage comme ses ennemis le poussent à la guerre à la diversion. Onore onere (à un honneur correspond une charge) disent les italiens, et Dodon veut bien l’honneur mais pas la charge. Qu’on se tourne vers Pascal ou du côté du motto italien, Dodon ne coche pas la bonne case. C’est un roi en creux d’où son costume digne de Ionesco, en sous-vêtements avec une couronne qui a l’air d’un jouet. Le roi n’est pas nu, mais ça n’est pas loin.

Quel est le royaume de ce pouvoir éclipsé ?

Kosky et son décorateur Rufus Didwiskus ont opté pour la boite, un univers clos, étouffant et un peu mort dans des éclairages de Franck Evin (exceptionnels), jamais clairs, jamais trop lumineux, jouant avec la pâleur, des ombres portées, et même de longues scènes dans une quasi-obscurité (final du deuxième acte). Si c’est un conte, c’est un conte noir, voire cruel qui oscillerait entre Beckett, Ionesco et Cervantes, car l’image finale du premier acte, où Dodon chevauche un cheval mécanique mi cheval mi squelette comme dans des gravures fantastiques, comme un gros jouet part dans un galop immobile : on pense inévitablement à Don Quichotte.

Le mouvement immobile : Amelfa (Margarita Nekrasova), Dodon (Dmitry Ulyanov)

Ce cheval jouet rappelle aussi le fameux Dragon de Chéreau dans Siegfried, un dragon vu comme jouet dans les yeux de Siegfried : on est dans l’imaginaire, on est aussi dans l’annonce inévitable de l’échec : un roi qui galope sur un jouet qu’on actionne et qui n'avance pas ne peut être sérieux. Mais la guerre des rois est-elle toujours sérieuse ? Elle aussi est divertissement au sens pascalien du terme. Ce roi Dodon qui veut dormir, veut éviter de penser dans un monde dont il devrait être le moteur : il voit son armée, ou sa cour, comme des pions d’un jeu échecs (Polkan le vieux général est le premier de ces pions) dont il serait le roi – c’est sa nourrice Amelfa qui le souligne au premier acte, les costumes de Victoria Behr en font des Cavaliers d’un jeu d’échec, avec bas, talons (sabots) et porte-jarretelles. Kosky s’amuse souvent avec le genre, il fait d’ailleurs du magicien un être androgyne, par ses habits, longue robe au premier acte, frac au dernier acte, mais aussi longue barbe et chignon comme souvent en ont les popes orthodoxes, ce magicien est un être protéiforme à la voix très étrange, de ténor altino avec une voix très nasale, très haute, qui avoisine le castrat. Et de fait, dans le conte de Pouchkine, l’astrologue est un eunuque. Corps protéiforme ingenré, voix étrange venue d’ailleurs inhabituelle et pas toujours agréable, l’astrologue-magicien est un personnage mystérieux qui organise toute l’histoire, et qu’on a des difficultés à caractériser.
Le roi a aussi deux fils, costumes gris de fonctionnaires, mauvais conseillers qui se haïssent mutuellement, ils apparaissent au premier acte et meurent non à la guerre mais en s’étant entretués pour de beaux yeux. C’est la caricature des politiques, avec l’uniforme costume-cravate, et l’incompétence qui va avec.
Dodon joue avec son épée dans le vide, commande une armée de pacotille, une cour de pions, une famille d’incompétents et lâches. Et il n’a pas envie de commander, mais seulement de rêver (à des choses érotiques, comme le suggère le livret). C'est littéralement la cour du Roi Pétaud comme disait Molière, l’authentique pétaudière sur laquelle veille un coq, corps doré et déplumé (le magicien a jeté les plumes qu'il tenait dans son sac) qui passe son temps sur l’arbre mort à dormir, jusqu’à ce qu’il se réveille pour avertir des menaces : ce coq est un produit du magicien, on s’en souviendra à la fin. En fait Dodon et Coq ont des vies parallèles, sommeil/action… Dès la fin du premier acte, le roi est nu, sans pouvoir et sans vision.

Acte II : Dmitry Ulyanov (Dodon), Nina Minasyan (La Reine)

Le faux duo du deuxième acte

Le deuxième acte est sans doute le moment le plus étrange de l’œuvre construit autour d’un faux duo avec la Reine de Chemakha qui dure plus de quarante minutes, une durée  semblable à celui du deuxième acte de Tristan und Isolde, et Rimski ne pouvait l’ignorer. Mais il écrit le duo du faux amour, ou plutôt le monologue de séduction de la reine de Chemakha entrecoupé de sentences ou de réflexions très brèves du roi. C'est la Reine qui mène toute l'entreprise, et conduit le bal.
Le décor représente la même lande, mais à l’arbre pendent deux corps décapités, ceux des tsarévitchs, et leur tête git aux pieds de Dodon assis et découragé qui doit désormais aller seul défendre son peuple, quand survient une femme, coiffée d’une coiffe de plumes à l’instar des meneuses de revues, une sorte d’image orientale de rêve, témoin des fantasmes orientalistes qui traversent la culture russe à la fin du XIXe et au début du XXe. Évidemment, Kosky épure totalement, et joue l’orientalisme de pacotille cher aux idées reçues du théâtre mais lui rajoute une autre pacotille, celle d’une sorte de meneuse de revue avec "truc en plumes" . De toute manière une image fantasmée, une projection des rêves érotiques de Dodon.
L'acte commence dans la désolation, méditation de Dodon avec à ses pieds les deux têtes de ses fils qu’il lance, ou avec lesquelles il joue en se désespérant de devoir continuer la guerre tout seul : encore un roi plein de misères. Pas de tente merveilleuse d'où surgit la princesse, comme dans le livret : elle émerge du sentier au milieu des ajoncs et menace d’envahir le royaume, sans armée, par la seule force de sa séduction.
Ainsi les rêves érotiques de Dodon du premier acte trouvent-ils leur réalisation.
Tout le reste de l’acte n’est qu’une grande scène de séduction-domination, où c’est la reine qui mène le jeu, faisant de Dodon sa chose. Dans un monologue de domination et non d’amour, elle va d’abord demander au Tsar de chanter, et il va brailler, puis de danser : interviennent les danseurs qui accompagnent la princesse, quatre danseurs habillés dans le style des chorégraphies habituelles de Otto Pichler (on les croirait sortis des Perlen der Cleopatra), ils dansent avec la princesse, puis avec le Tsar Dodon qui finit par s’écrouler d’épuisement. Il est aussi nul comme chanteur, comme danseur et comme roi.
La fin de l’acte est ambiguë : la reine s’en va avec Dodon, mais le chœur (des esclaves de la reine) chante sarcastiquement que ce Dodon n’est tsar que de nom « avec un esprit de dromadaire », mais la musique ne dit rien de tout ça avec ses couleurs orientales (usage de la flûte) et semble être un chœur nuptial, tandis que le roi heureux bombe le torse sous les vivats des guerriers. Kosky fait terminer le tout par un rire du roi, comme s’il avait atteint enfin son but, mais rira bien qui rira le dernier, c’est ce que semble dire le long silence qui ferme l’acte dans le noir au travers duquel on distingue le chœur qui envahit toute la scène.
En termes plus clairs ce mariage un peu magique résolu après deux humiliations du roi, est pur mariage politique qui va sanctionner une probable domination de la Reine de Chemakha et une colonisation masquée. Cette domination, Kosky nous l’a fait sentir aussi bien par les différents mouvements de la reine, vers l’arbre, vers les cadavres pendus, et le « suivisme » du roi hypnotisé, mais aussi par les éclairages, les ombres portées, les subtiles variations qui instillent soit cette idée de domination (ombre projetée de la Reine par exemple qui s'oppose à celle un peu ridicule du Roi qu'on voit au début de l'acte) soit par des éclairages pâles, sans relief, inquiétants même.

 

La résolution-révolution

Le troisième acte bien plus court (moins de trente minutes) est résolutif. Car le final de l’acte II est une fausse fin heureuse, à laquelle Dodon croit alors qui ne sait pas distinguer le vrai du faux, l’apparence de l’être et qui donc n’a aucune des qualités du souverain si bien définies par Molière (Tartuffe, Acte V, scène 7)
Nous vivons sous un Prince ennemi de la fraude,
Un Prince dont les yeux se font jour dans les cœurs,
Et que ne peut tromper tout l'art des imposteurs.
D'un fin discernement, sa grande âme pourvue,
Sur les choses toujours jette une droite vue (…)
Avec Dodon, nous sommes aux antipodes : on nous en montre tous les défauts, notamment quand la reine exige la tête de Folkan, il lui donne, sans problème, lui qui joue avec tout et même avec les têtes des cadavres. Sur un roi aussi piteux, le piège se referme : c’est le troisième acte.
Tout commence par un chœur du peuple qui s’inquiète à qui Amelfa (dont le rôle est celui d’un Coryphée grec) cette fois avec des ailes de papillon et yeux bandés, comme une Pythonisse , donne le conseil de ne pas trop bouger, ni se poser de questions, « sautez, dansez quand il passe, mais n’implorez pas sa grâce » … Passe alors le cortège du roi qui semble cortège de carnaval, très vite interrompu par l’Astrologue, vêtu en magicien (frac et haut de forme), pour réclamer son dû, qui est la jeune reine. Accueilli chaleureusement, cette demande refroidit Dodon qui use de violence et finit par le tuer à coup de hache (une hache prémonitoire qu'avait portée Amelfa au debut de l'acte).  Il ressort maculé de sang. Toute la scène se déroule en présence de la reine de Chemakha qui échange avec l’Astrologue des regards entendus et regarde le roi se déchainer : on veut lui enlever son joujou.
Le forfait achevé, il est insulté par la Reine qui le laisse à son destin et il se retourne vers le Coq, va vers lui et le Coq descendu de son arbre  l’attaque, lui arrche les yeux, le dépèce et le dévore non sans un bruit de déglutition bienvenu.
Le peuple s’affole de ne plus avoir de roi, le livret est sarcastique à souhait, le roi est évidemment « toujours plus grand mort que vivant », sa dernière parole, prophétique en 1909 est « sans un Tsar, quel avenir ?». On comprend que le régime n’ait pas été particulièrement séduit par l’œuvre.
Épilogue : de nouveau arrive l’Astrologue, décapité, tenant sa tête à la main, une tête qui chante et qui conclut sur ce conte effroyable, en soulignant
« Seuls, la Reine et moi, le mage
Étaient de vrais personnages
Les autres n’étaient pas vivants
Rêve spectres, bref, du vent. »

Kosky a effacé tout ce qui pouvait faire « spectacle »-même s'il a laissé les chorégraphies très réussies, plus ironiques que spectaculaires (que valent les paillettes dans ce paysage désolé?), c’est à dire conte oriental, costumes folkloriques, il a évité d’insister lourdement sur les aspects politiques, procédant par touches assez fines, qui aident à la déduction. C’est le cas de la bataille des deux fils, vêtus en apparatchiks, qui suffit à faire lire « derrière les yeux » les intrigues de cour, les luttes de pouvoir. Polkan le vieux général est au contraire un des cavaliers parmi d’autres, sans signe distinctif comme si sa nature était d’être primus inter pares et donc pour le roi un pion comme un autre qu’on n’écoute pas. Le Bien comme le mal sont égaux dans cet univers du jeu de cartes ou d’échecs.
Le statut d’Amelfa est plus trouble, elle est à la fois conseillère et protectrice au premier acte, et cinglante avec le peuple au dernier acte, on ne sait si elle est bénéfique ou maléfique, presque nourrice au premier acte, elle est garde-chiourme au dernier en ayant gagné des ailes de papillon comme si de la chrysalide du premier acte avait émergé un vrai caractère, cynique et mauvais.
Quant au Coq d’or, il est chanté (très bien) en coulisse par Maria Nazarova, tandis qu’il est figuré en scène par Wilfried Gonon, déplumé et donc presque nu recouvert d’or, avec des mains en forme de griffes (qui serviront à l’acte III). Il est une figure inquiétante, perchée sur l’arbre mort, très agitée au premier acte lançant ses avertissements puis endormi au sommet, comme un chat attendant son heure. Il descend de son arbre quand le magicien meurt et attaque rapidement Dodon : rien de souligné non plus, tout se passe dans les herbes, comme le meurtre de l’Astrologue-Magicien, mais on devine qu’il dépèce Dodon, en avalant bruyamment le festin comme on l’a dit plus haut..
Au total, un conte noir, drolatique, ni oriental, ni politique, mais tout en signes à déchiffrer où se mesure d’abord l’absurde du pouvoir autocratique, – en ce sens l’allusion au Roi se meurt de Ionesco est claire – mais d’un autre dans ce paysage désolé se construit un personnage encore plus absurde et tragique à la Beckett.  C’est Béranger qui attend Godot sur son cheval à la Don Quichotte. En ce sens Kosky dessine une parabole comme dans tous les contes, presque une épure avec peu de choses, des indications scéniques jamais surchargées mais qui gardent leur sens. C’est dans les mouvements, y compris chorégraphiés des personnages, leurs regards, leurs gestes que se situe l’essentiel de ce travail sans concession . Il faut donc de vrais chanteurs-acteurs, car Kosky est un maître directeur d’acteurs.

Et la distribution est vraiment extraordinaire dans son ensemble, à tous niveaux, à commencer par les rôles moins importants, les deux Tsarévitchs Aphron et Gidon, Andrey Zhilikhovsky à la chaude voix de baryton qui commence à être réclamé un peu partout et Vasily Efimov, souvent vu à Lyon, au beau phrasé et à la clarté vocale notable. Mischa Schelomanski  Folkan qui chante sous le masque de cheval-pion inventé par Victoria Behr s’en sort avec les honneurs en montrant une voix de basse qui évite les excès et chante avec beaucoup de fluidité. Margarita Nekrasova (Amelfa) a souvent chanté à Lyon dans les Tchaïkovski dirigés par Petrenko, dans l’Ange de feu, dans Le Nez, la voix puissante de mezzo-soprano, à l’émission typiquement russe et aux graves poitrinés convient au rôle particulièrement incarné par ce personnage à la fois autoritaire et doux (ou doucereux, qui sait… ?), son mezzo de caractère donne beaucoup de soin à la couleur, si importante de cette œuvre.
Andrei Popov est un ténor haut, une de ces voix typiques des opéras russes, mais aussi un ténor de caractère qu’on a entendu la saison dernière à Saint Pétersbourg dans un Hérode stupéfiant. La voix est ici haut perchée, avec des sauts de registres qui ne sont pas d’ailleurs toujours agréables, mais qui conviennent parfaitement à la figure protéiforme de l’Astrologue dont on a du mal à définir l’identité et le genre (répétons-le, c’est chez Pouchkine un eunuque). La démonstration est parfaitement convaincante d’une voix haut perchée entre plusieurs eaux troubles. Étonnant.

Nina Minasyan (La Reine)

Nina Minasyan est à l’orée d’une belle carrière de soprano colorature, elle se pose en scène, assez raide, fixe, à la démarche contrôlée et ondulante, telle une meneuse de revue de cabaret à laquelle il ne manque que l’escalier. Les costumes de Victoria Behr lui donnent une identité multiple aussi, avec sa robe de lamé vaguement transparente pour la séduction puis un ensemble orange de voyage d’un effet un peu cru, quand elle est arrivée à ses fins, installée, au troisième acte. Le chant est parfaitement dominé, contrôlé, animé. La voix est homogène du grave à l’aigu, avec des variations ondulantes de princesse orientale à la Shéhérazade jusqu’au suraigu. Le tout avec une forte assise parce que la voix est assez large. Pas une faute de goût, pas une faute de chant, et une élégance de tous les instants, nécessaire aussi pour s’opposer au chant désordonné et agité de Dodon. Grande performance.
Enfin Dmitry Ulyanov, qu’on avait tellement aimé dans Iolanta à Aix en 2015, fait ici une composition hallucinante, qui cherche à rendre adéquats gestes et musique (mouvements de l’épée au tout début) et qui compose un personnage aux mille facettes, un bambin inoffensif quand il dort, un fou furieux quand il tue, un amoureux transi quand la Reine le force à danser, un personnage tout droit sorti du théâtre de l’absurde, et qui use du pouvoir comme d’un jeu de cartes. Avec ses sous-vêtements, il est sans cesse désireux de rêver, de dormir, de sortir du monde où il est, alors qu’il en est le chef, toujours en décalage.  La voix, puissante, claire, à la diction parfaite exprime ces variations, tantôt martiale, tantôt suppliante, tantôt fluette, émettant aussi des borborygmes ou des cris d’oiseau : la performance d’acteur-chanteur est époustouflante pour un rôle écrasant puisqu’il ne quitte pratiquement pas la scène. Anthologique.

 

Les pions-cavaliers, Dodon (Dmitry Ulyanov)

Le chœur, dissimulé le plus souvent et chantant masqué, dirigé par Roberto Balistreri, s’en sort aussi – et comme souvent- avec tous les honneurs, même si ce n’est pas l’opéra russe où il est le plus sollicité.
Et enfin last but not least, Daniele Rustioni à la tête de l’orchestre de l’Opéra de Lyon montre une fois de plus combien il aime et connaît ce répertoire (il a jadis travaillé en  Russie), il rend un son chatoyant, plein de couleurs ; il rend le lyrisme de certaines pages, non dépourvues d’ironie d’ailleurs, mais aussi le côté faussement épique avec un usage des cuivres tonitruants (les trompettes initiales plus tonitruantes que justes, mais c’est un détail). Cette musique est à l’instar du livret sarcastique et variée : chaque acte a sa couleur particulière, et dans cet ensemble c’est évidemment l’acte II le plus lyrique, au point que le spectateur garde longtemps en tête certaines mélodies. Rustioni par la clarté de sa lecture montre la variété et la richesse de cette musique qui est loin de puiser seulement dans un « folklore » russe ou un faux orientalisme, c’est aussi un concentré d’éléments qui vont de Debussy à Wagner ou Strauss qu’on entend, avec des bouts de phrases musicales, des accents, des citations brèves, l’utilisation de certains instruments, et on est en même temps au seuil de Stravinsky (élève de Rimski-Korsakov) ke début de l'acte III avec l'arrivée du cortège "nuptial" n'est pas sans évoquer la Festwiese de Die Meistersinger von Nürnberg. Rustioni très attentif aux rythmes et aux couleurs le fait entendre tout en veillant sans cesse aux équilibres et notamment à ne jamais couvrir les chanteurs, à les soutenir et les accompagner : il rend la performance musicale d’ensemble exceptionnelle et l'orchestre le suit de manière vraiment somptueuse

C’est un très grand spectacle (qui devait être présenté l’automne dernier après Aix), qui marque avec bonheur, et l’entrée de Barrie Kosky dans les metteurs en scènes vus à Lyon et avec nostalgie la fin du mandat de Serge Dorny puisque c’est sa dernière production.
Par chance, l’occupation du théâtre s’étant heureusement terminée, le public peut accéder à la production (jusqu’au 4 juin) qu’on verra aussi à Aix dans la dernière décade de juillet. Et si décidément c’était pour vous impossible, il reste Medici TV dont vous pouvez voir un trailer sur ce lien. Trailer Coq d’Or. Mais un seul conseil : quel que soit le mode, ou le lieu, ne manquez pas ce spectacle.

Nina Minasyan (La Reine de Chemakha), Andrey Popov (l'Astrologue), Acte III
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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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