Mais pourquoi diable ce livret de Métastase, mis en musique par une soixantaine de compositeurs, eut-il un tel succès ? Cette histoire de femme (Aristea) conquise par un homme (Megacle) pour son ami (Licida), lequel était déjà fiancé à une jeune fille (Argene) qui ne l’entend pas de cette oreille, aligne les poncifs (les hommes y sont très très lâches ou très très méchants, les femmes très très victimes et très très vertueuses), les coups de théâtre hasardeux (Megacle découvre que la jeune fille qu’il a conquise pour Licida, en remportant les épreuves des jeux olympiques, n’est autre que… la femme qu’il aime !) et les emprunts aux légendes les plus connues (le destin de Licida, condamné à mort par son père alors qu’il était enfant mais sauvé in extremis par un berger pris de pitié rappelle de très près celui d’Œdipe). Sans doute le cadre des Jeux d’Olympie apportait-il une touche pittoresque pour les spectateurs de l’époque… Quoi qu’il en soit, le livret est surtout prétexte à la traditionnelle succession de récitatifs et d’arie da capo, rompue exceptionnellement ici ou là par un duo ou un chœur. Vivaldi, cependant, empoigne ce livret pour lui conférer, musicalement, le dramatisme et la cohérence qui lui font défaut : les passions qui y sont à l’œuvre (amour, jalousie, désespoir, fureur...) sont suffisamment fortes et variées pour permettre au musicien de déployer, à travers des airs le plus souvent très courts, un riche panel de procédés et styles musicaux, du chant spianato ou « apaisé » (merveilleux air « du sommeil » à la fin du premier acte, avec le poétique accompagnement des cors) au chant orné, traduisant tantôt la jubilation, tantôt le désespoir.

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Jean-Christophe Spinosi
© Jean-Baptiste Millot

On peut compter sur Jean-Christophe Spinosi et l’Ensemble Matheus pour maintenir durant tout le concert l’indispensable tension dramatique de l’œuvre : fidèle à lui-même, le chef communique aux musiciens son enthousiasme et son énergie débordante, attentif à la variété des couleurs et surtout aux (forts) contrastes dynamiques, avec une pâte sonore parfois si ténue qu’elle en devient à peine audible… avant que l’orchestre ne vrombisse de nouveau dans d’étourdissants et incisifs tuttis. L’ensemble est toujours hautement expressif, et vient constamment rehausser l’émotion véhiculée par le chant, comme dans le « Gemo in un punto » de Licida (véritable air de folie dans lequel le héros se voit environné d’esprit infernaux) où Spinosi ose, avant le da capo, prolonger longuement d’étonnantes dissonances traduisant au mieux le délire qui gagne le personnage.

Le rôle de Licida, créé par une femme (« la Brescianina », alias Angela Zannuchi), est ici confié à un homme, en l’occurrence Carlo Vistoli, parfaitement convaincant et particulièrement apprécié dans le registre de la suavité (très beau « Mentre dormi » à la fin du premier acte). Riccardo Novaro est impeccable en roi autoritaire et père prisonnier des lois qu’il se doit de respecter ; quant au rôle relativement bref d’Alcandro, il permet à Luigi De Donato de faire valoir ses habituelles qualités de déclamation (notamment dans les récitatifs) et de maîtrise technique, avec une impeccable virtuosité et une projection maitrisée sur tout la tessiture (il nous gratifie, dans son premier air, d’un de ces graves abyssaux dont il a le secret !).

Mais c’est aux femmes que Vivaldi réserve sans doute ses plus belles pages, et la distribution féminine réunie pour l’occasion se montre tout à fait à la hauteur de l’enjeu. Chiara Skerath (Megacle) déçoit d’abord un peu dans un premier acte où l’on sent la chanteuse sur la réserve : de fait, on entend, lors des premières scènes, une fraîche et délicate jeune fille plutôt qu’un vigoureux athlète athénien sûr de son fait ! Mais la voix et la projection gagnent de l’assurance au fil de la soirée, sans que l’interprète perde pour autant en sensibilité ou en émotion. Les contraltos Benedetta Mazzucato (Argene) et Margherita Maria Sala (Aristea) jouent les fiancées bafouées avec dignité et font preuve d’une belle maîtrise technique, avec un timbre aux couleurs particulièrement originales pour la première. Enfin, Marlène Assayag (Aminta) confirme les grands espoirs actuellement placés en elle : la virtuosité est impressionnante, mais c’est surtout l’émotion émanant de son chant que l’on retiendra, avec notamment un superbe « Son qual per mare ignoto », dont la reprise finale, chantée pianissimo, est de toute beauté.

Le public, ravi, salue chaleureusement l’ensemble des interprètes, lesquels ne résistent pas au désir de bisser le chœur final, scandé par les applaudissements des spectateurs !

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