Au Grand-Théâtre de Genève, un sublime Atys

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Prodigieux spectacle que cet Atys de Jean-Baptiste Lully présenté par le Grand-Théâtre de Genève ! Son directeur, Aviel Cahn, a eu l’idée géniale de susciter une collaboration entre Leonardo Garcia Alarcon et le chorégraphe Angelin Preljocaj qui, pour la première fois dans sa carrière, assume la mise en scène d’un opéra. De cette tragédie lyrique sur un livret de Philippe Quinault, adorée par Louis XIV qui assista à la création à Saint-Germain-en-Laye le 10 janvier 1676, l’on a gardé en mémoire la production de 1987 de Jean-Marie Villégier dirigée par William Christie et reprise en 2011, production historicisante qui, dans son statisme empesé, suggérait l’esthétique théâtrale à la Cour du Roi Soleil.

Ici, tout est mouvement continuel comme dans un opéra-ballet dont la danse est l’élément vital. D’entente avec le directeur musical qui a opéré des coupes drastiques dans cette interminable partition, Angelin Preljocaj modifie le Prologue, hommage délibéré au tout puissant monarque, pour en faire une introduction à la tragédie elle-même. Mais le soir de la première du 27 février, comme dans les représentations ultérieures, Leonardo Garcia Alarcon s’adresse au public en évoquant les terribles événements actuels ; puis il présente l’hymne ukrainien dans un arrangement pour formation baroque qu’il a conçu à l’intention de sa Cappella Mediterranea. 

Dès le lever du rideau, l’on est pris à la gorge par l’énergie avec laquelle il empoigne cette œuvre monumentale en voulant faire corps avec elle à l’instar du metteur en scène-chorégraphe. Le travail avec les danseurs du Ballet du Grand-Théâtre de Genève a modelé la trame à laquelle les chanteurs s’assimilent naturellement en adoptant ce mouvement continuel qui pousse les êtres au-delà de leurs limites. Le geste prolonge le chant comme un sous-texte qui amène deux danseurs à traduire les véritables sentiments qu’occulte le discours échangé entre les protagonistes. 

La bien pauvre intrigue de l’ouvrage se résume en quelques lignes : Atys, prêtre de Cybèle, aime Sangaride. Mais celle-ci doit épouser Célénus, roi de Phrygie, alors que la déesse est éprise d’Atys. Cybèle utilisera ses pouvoirs pour que son serviteur, dans un accès de folie, tue Sangaride. Puis il se donnera la mort en comprenant son forfait et finira par être métamorphosé en pin par la déesse éplorée.

Sous de suggestifs jeux de lumière conçus par Eric Soyer, le décor de Prune Nourry est dépouillé puisqu’il ne consiste qu’en un mur des lamentations dont les lézardes laissent apparaître les ombres côtoyant un peuple hybride, étrangement costumé par Jeanne Vicérial, où se mêlent samouraïs vêtus de noir, justaucorps de guerriers et tuniques à la grecque. Certains tableaux sont saisissants, comme le songe d’Atys martyrisé par les esprits malfaisants, la danse nuptiale lors du mariage de Sangaride au roi Célénus et la scène finale où l’arbre surplombant la dépouille d’Atys se dresse comme un squelette attiré vers les sphères célestes.

Il faut dire que, sur scène, brûle les planches un protagoniste d’exception, le ténor Matthew Newlin, natif de l’Illinois, qui impressionne par la perfection de la diction française reléguant au second plan un timbre rugueux peu plaisant qu’il utilise à des fins dramatiques pour mettre en exergue son sort infortuné. Sa présence lui concède une aisance dans une gestique compliquée imposée par la mise en scène, alors qu’il est confronté à la Sangaride beaucoup plus roide de la soprano portugaise Ana Quintans au coloris vocal fruité mais à la fixité d’aigu navrante, si caractéristique de certaines émissions baroques. La Cybèle de la mezzosoprano Giuseppina Bridelli laisse affleurer sporadiquement le même défaut. Mais son expression tragique la rend bouleversante dans ses passions dévorantes profondément humaines, même si elles semblent peu compatibles avec l’attitude hiératique d’une déesse. Par la patine cuivrée de son timbre de baryton-basse, Michael Mofidian est magnifique de générosité dans le rôle d’Idas, l’ami intime d’Atys, tandis que le ténor Andreas Wolf paraît beaucoup plus rigide dans le personnage sacrifié du roi Célénus. Remarquables, les prestations de Gwendoline Blondeel comme Doris, confidente de Sangaride, et de Lore Binon en Mélisse, suivante de Cybèle. Et sont bien tenus les seconds plans par Nicolas Scott (le Sommeil), Valerio Contaldo (Morphée et le Dieu de Fleuve)*, Luigi De Donato (le Fleuve Sangar) et José Pazos (Phantase). Comme toujours, le Chœur du Grand-Théâtre de Genève, préparé par Alan Woodbridge, est magnifique, même lorsqu’il doit prendre part à des séquences dansées. Et la Cappella Mediterranea épouse minutieusement les intentions de son chef, Leonardo Garcia Alarcon, en faisant valoir la chatoyante richesse du tissu instrumental.

En conclusion : si au moins toute exhumation d’ouvrage baroque avait une telle envergure théâtrale, l’on en deviendrait un adepte inconditionnel !

Genève, Grand-Théâtre, deuxième représentation du 1er mars 2022

Crédits photographiques : Grégory Batard

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