Peter Eötvös au Grand-Théâtre de Genève

Sleepless, opéra-ballade de Peter Eötvös sur un livret inspiré de Jon Fosse.

Peter Eötvös au Grand-Théâtre de Genève

DEPUIS PLUSIEURS DÉCENNIES, le compositeur hongrois Peter Eötvös présente une production lyrique de haute qualité, qui semble absolument libre de toute mode et de tout cadre conventionnel. Avec son premier opéra, Trois sœurs, d’après Tchekhov (1998), Peter Eötvös labourait déjà des champs dans lesquels aucun de ses confrères n’avait semblé jusque-là oser s’aventurer – en particulier, le retour à l’esthétique du madrigal. Comme si l’ancrage dans l’histoire entière de la musique était chez lui la condition sine qua non d’une écriture consciemment nourrie de culture et de références et, dans le même temps, entièrement vivante et non didactique. Et pourtant, rien de banal dans les opéras d’Eötvös, au nombre de treize désormais, mais une telle maîtrise de l’orchestre et des voix, que l’on entend dans chacune de ses créations quelque chose comme un souffle de conviction et d’intensité qui emporte l’adhésion.

Sleepless (sur un livret de Mari Mezei inspiré de la Trilogie du romancier norvégien Jon Fosse, avec son premier volet intitulé Insomnie, qui donne son titre à l’opéra) est qualifié par Eötvös d’ « opéra-ballade » et si l’on se demande, avant le lever de rideau, si ce genre nouveau suggère l’idée d’une légende plutôt que d’une action à proprement parler : la musique elle-même répond par l’affirmative. Dès les premières mesures, en effet, l’auditeur est invité à entrer dans un monde onirique, quasi impressionniste dans ses accents et ses couleurs, et qui pourtant va laisser place, lorsque l’intrigue l’exige, à des séquences beaucoup plus resserrées, âpres, violentes, spectaculaires. Cette histoire parle de crime et de châtiment, aussi bien que d’innocence bafouée et d’injustice. Comme dans le Peter Grimes de Britten, opéra dans lequel Peter Eötvös se reconnaît bien volontiers, même si partiellement, le sort de celui qui va mourir et la solitude de celle qu’il laisse derrière lui, mettent en lumière la culpabilité d’une société tout entière et l’essentielle ambiguïté des lois humaines. Où commence le jugement porté sur des êtres, sur quelles valeurs s’appuie-t-il, en quoi est-il fondé ? Toutes questions laissées bien sûr sans réponse par la musique (dont ce n’est pas le rôle), mais également par le livret de la plume de Mari Mezei qui tente de faire de la prose poétique de Jon Fosse un discours théâtral – ou peut-être l’énoncé d’un conte, avec ses scansions, ses invocations, ses répétitions.

Entre opéra et oratorio

Ayant fait l’expérience de n’écouter, après avoir vu l’opéra sur scène, que la musique d’Eötvös, et ayant pris conscience, dans l’après-coup, d’une partition extrêmement puissante, variée, poignante, violente, il me semble que c’est le livret qui pose question et qui a peut-être suscité une certaine déception à la découverte de cet opéra sur la scène de Grand-Théâtre de Genève le 29 mars. D’une certaine manière, on pourrait dire que le projet du compositeur, tel que du moins le spectateur le saisit – s’élever « au-dessus » de l’action et de l’identification à ce qui se passe sur scène pour entrer dans le rôle d’une sorte de commentateur, contemplant avec désolation ou compassion une histoire qui ne peut que se terminer tragiquement – est incompatible avec la limpidité du livret, et même parfois sa platitude. Un oratorio aurait été, en un sens, plus favorable à ce projet-là, parce qu’il aurait assumé la charge contemplative du compositeur et l’invitation à la partager faite à l’auditeur – comme dans les Passions de Bach ou tout autre œuvre de type universaliste.

Pourquoi la simplicité voulue des dialogues ne les rend-elle pas efficaces ? Pourquoi la succession assez rapide des épisodes de ce drame (pauvreté, froid, maternité interdite, accouchement dans la détresse, mendicité contrainte, crime, punition, solitude d’une mère et de son enfant après la condamnation à la pendaison de son jeune compagnon, etc.) échoue-t-elle à produire une tension dramatique ? À mon sens, à cause de l’effet de pléonasme que produit sans cesse le commentaire des héros, en particulier l’héroïne, Alida, sur l’action. Le spectateur se voit ainsi contraint au rôle parfaitement passif de témoin, impuissant à s’identifier à ce qui est raconté et joué sur scène, tant les protagonistes eux-mêmes se chargent de cet aller-retour entre action et émotion.

Une scénographie remarquable

En allant plus loin, on pourrait même dire que c’est la plénitude de la musique d’Eôtvös pour Sleepless qui, étrangement, annule l’aridité du scénario et fait barrage à sa propre force expressive. Comme s’il fallait choisir entre dénuement et luxuriance, ou du moins les alterner, et que la luxuriance constante de la musique se cognait à la substance même de cette histoire : l’impossibilité d’acquérir une place, des biens, une vie. Ce qui, à l’oratorio, fonctionnerait à merveille : l’évocation d’un drame humain au profit d’un message universel, devient ici objet lyrique non identifié.

Et pourtant, la scénographie est remarquable : avec l’idée très intéressante et forte d’un simple et immense saumon comme unique décor, et qui selon les axes, dévoile dans son dos, son ventre ou sa bouche tel ou tel lieu (bar des pêcheurs, rivage, chambre d’une prostituée, domicile de la mère d’Alida, chambre de la sage-femme, boutique du bijoutier où Asle achète un bracelet pour sa compagne, etc.), l’alliage d’action et de rêve est assuré. Onirique et prosaïque tout à la fois, l’espace-saumon s’impose et convainc !

Les interprètes sont également excellents : le lyrisme chaleureux et l’aisance scénique de Victoria Randem (Alida), le mélange de violence et de douceur de Linard Vrielink (Asle), la noirceur du jeu et du chant de Katharina Kammerloher (La mère), la cruauté tout en finesse et la voix encore magnifique de Hanna Schwarz (la vieille femme), les excellents petits rôles, la beauté des ensembles vocaux (sextuor de marins et sextuor vocal féminin qui ponctue l’action de ses superbes séquences madrigalesques) : tous emportent l’adhésion. Peter Eötvös qui dirigeait lui-même l’excellent Orchestre de la Suisse Romande, est un maître dans ce métier qu’il pratique depuis toujours et, bien entendu, son intime connaissance de sa propre partition est son atout majeur. Il nous a raconté, lors d’une interview comment il compose et cela nous a ouvert des horizons : « Je suis toujours en contact avec le public, je ne compose pas pour le public mais avec le public et quand je compose, je m’imagine au milieu de la salle, j’écoute l’orchestre, les voix et j’écris dans un second temps ce que j’ai imaginé… D’abord, je vois et j’entends et seulement ensuite, je fixe ce que j’ai entendu. Je suis donc le premier auditeur de ma pièce et je ne veux pas me choquer… ! »

Photo : Gianmarco Bresadola

Peter Eötvös : Sleepless. Victoria Randem (Alida), Linard Vrielink (Asle), Katharina Kammerloher (lMother/Midwife), Hanna Schward (Old Woman), Sarah Defrise (Girl), Jan Martinik (Innkeeper), Tómas Tómasson (Man in blak), Roman trekel (Boatman), Siyabonga Maqungo (Jeweler), Arttu kataja (Asleik). Direction musicale : Peter Eötvös. Mise en scène : Kornél Mundruczó. Scénographie et costumes : Monika Pormale. Orchestre de la Suisse romande. Grand-Théâtre de Genève, 29 mars 2022.

A propos de l'auteur
Hélène Pierrakos
Hélène Pierrakos

Journaliste et musicologue, Hélène Pierrakos a collaboré avec Le Monde de la Musique, Opéra International, L’Avant-Scène Opéra, Classica, etc. et produit des émissions sur France Musique, France Culture, la Radio Suisse Romande et, depuis 2007 :...

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