À Turin, le nouvel opéra de Marco Tutino rend hommage à « l’hérédité des Justes »

- Publié le 30 mai 2022 à 12:02
Alessandro Cadario à la direction, Emanuela Giordano à la mise en scène, les images et vidéos de Pierfrancesco Li Donni et Matteo Gherardini donnent un relief poignant au dernier ouvrage lyrique du compositeur italien. .
Falcone e Borsellino

Il y a presque exactement trente ans, le 23 mai 1992, sur une autoroute palermitaine, était assassiné Giovanni Falcone. Moins de deux mois plus tard, c’était au tour de Paolo Borsellino d’être tué. Tous deux étaient juges et combattaient activement la mafia qui ordonna leur exécution. Ce double meurtre d’une rare violence, assorti de celui de membres de leur garde rapprochée – et de l’épouse de Falcone – qu’il ne faut pas oublier, signa paradoxalement le début du déclin de la mafia. Pour le peuple italien, ce fut le point de départ d’une prise de conscience aiguë et massive : le temps était venu de lutter ensemble contre le crime organisé. Les événements avaient déjà inspiré, en 2013, un opéra en un acte d’Antonio Fortunato (Falcone e Borsellino ovvero Il muro dei martiri). À l’occasion du trentième anniversaire de ces crimes, Marco Tutino (né en 1954) s’est lui aussi emparé de l’Histoire – avec un grand H.

La violence du non-dit

Trois parties distinctes, séparées par de brefs interludes instrumentaux, déroulent ce qui n’est pas, du propre aveu du compositeur, un opéra mais plutôt un « récit en musique, chant, parole et images ». Ciel brouillé de nuages préfigurant le drame, tôles froissées, bitume défoncé, débris divers, sans corps ni blessures apparentes toutefois montrent Le Stragi (Les attentats). La violence des images – muettes – de Pierfrancesco Li Donni et Matteo Gherardini demeure dans le non-dit, l’hébétude des visages, les banderoles de protestation (La Reazione – La Réaction), les fleurs sur les catafalques. Celle de la musique réside dans les ponctuations de percussions qui interrompent, fortissimo, le discours en longues tenues des cordes ou du chœur ; dans les accords puissants des cuivres ; dans les trémolos tendus des cordes ou des vents ; dans le surgissement de formules mélodiques brèves (tout commence avec un avatar de Bach : si, la, do dièse, si, leitmotiv de la première partie) répétées jusqu’à saturation ; dans les chromatismes superposés à un langage postmoderne. Il Presente (Le Présent), phrases plus longues et au lyrisme plus évident (sur fond modal cette fois), images d’enfants jouant au ballon, de jeunes filles riant sur des auto-tamponneuses, dit l’espoir d’une vie qui a décidé de reprendre ses droits à l’innocence en déclarant la fin de la violence. Le long texte d’Emanuela Giordano (qui signe aussi la scénographie) s’achevant decrescendo, trémolo bruissant de cordes et quasi murmure du chœur, invoque « una voce sincera, per ricominciare » (une voix sincère, pour recommencer). La conclusion, en dialecte sicilien, est un poignant appel à la fraternité.

De la parole au chant

La violence, chez Marco Tutino, commence en images et en mots : seuls les acteurs – Jonathan Lazzini, Anna Manella, Marco Mavaracchio, Francesca Osso et Simone Tudda, du Piccolo Teatro di Milano – entrelacent leur propre discours à celui des archives filmées des attentats (I). Le chant, quant à lui, est double. D’un côté : un lyrisme soliste puissant, somptueusement mais sobrement servi par la voix pleine, sensuelle, toujours parfaitement projetée et articulée de Maria Teresa Leva, écho d’un bel canto romantique (« Vita eterna » ; « Asculta mi »). De l’autre : un chœur à la belle homogénéité, aux phrases et nuances abouties, à l’aise dans le murmure comme dans des fortissimos allant – volontairement – à la saturation. Ses voix appellent à la paix en conclusion du Libera me vernaculaire de Vicenzo Consolo (II) ou réclament la justice en une série de phrases imitatives rythmées par un refrain qui sonne comme une lamentation (« Cosa resta di noi », III). Alessandro Cadario dirige avec efficacité et concision cette partition brève mais infiniment dense et expressive qui privilégie tour à tour des masses sonores compactes ou des interventions solistes de vents, de cordes ou de percussions. Après des applaudissements nourris, Emanuela Giordano lira avec émotion un message simple et poignant : « L’Italie ne peut être un pays sans vérité ni mémoire ». Non, « l’eredità dei Giusti non muore » : l’hérédité des Justes ne peut mourir.

Falcone e Borsellino – L’eredità dei giusti de Marco Tutino. Turin, Teatro Regio, le 27 mai. Seconde représentation le 28 mai. Reprises à Milan le 28 juin et à Palerme le 19 juillet.

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