Résurrection de Mahler par Romeo Castellucci : le Festival d’Aix-en-Provence au Stadium de Vitrolles
Romeo Castellucci poursuit ainsi, comme le deuxième volet d’un diptyque, sa vision déjà travaillée en ouverture du Festival d’Aix-en-Provence 2019 avec un autre chef-d’œuvre musical qui n’était pas non plus conçu pour une mise en scène (notre compte-rendu de son Requiem de Mozart). Après l’avant-mort et le rituel du passage qu’était la Messe de Requiem, il travaille désormais l’après avec la Symphonie n° 2 de Mahler nommée Résurrection. Mais comme toujours, Romeo Castellucci a sa vision bien à lui et iconoclaste de ces concepts, et la résurrection ici proposée est gommée et détournée : des anthropologues-légistes exhument des corps d’un charnier parmi la terre (les petits bruits de leurs gestes occupant les longs silences préconisés par Mahler, entre les différents mouvements de l’œuvre).
Le travail rigoureux d’excavation et d’identification des corps accomplit la résurrection d’une humanité, soumise à la violence, par une humanité soumise à la science. Le site est d'ailleurs redécouvert dans ce spectacle par un mélange de hasard, de destin et de symbolisme (par la dresseuse d’un magnifique et rustique cheval blanc), résonnant avec ce lieu réinvesti par le Festival : ce Stadium laissé depuis 2000 à son état d’abandon, de friche et de squatte, tagué et ouvert aux quatre vents.
L’idée ici représentée de manière obsessionnelle pendant l’heure et vingt minutes que dure l’exécution de l’œuvre, ne rend ainsi pas justice à la soif de spiritualité et de transcendance de Mahler (pas même à l’apothéose de cette symphonie), au contraire, elle les ramène sur terre, littéralement. Les corps, chers à Castellucci, sont exhumés de la bauxite, terre rouge extraite jadis de l’environnement du Stadium, et allongés avec soin et amour sur des linceuls blanc.
Ce sont donc les voix solistes et chorales qui donnent chair et verbe, par la musique. La mezzo-soprano Marianne Crebassa déploie d’amples notes consolatrices et dépose délicatement ses offrandes vocales, timbrées de résine, sur les notes du cor, chaud et grave, ou du hautbois, lumineux et céleste. Elle extrait de son souffle un tremblé, un vibré, ni trop spectaculaire, ni trop intérieur, mais enveloppant comme la caresse épidermique d’un linceul blanc. La soprano Golda Schultz y oppose un timbre plus légèrement métallique, mais qui parvient à s’épanouir à l’aide d’un ample vibrato, et à regarder vers la lumière, en particulier lors de son duo concertant avec le chœur, dans le finale.
Les envolées de ces deux chanteuses faisant leurs débuts au Festival s'appuient sur les textures poudrées du Chœur de l'Orchestre de Paris et du Jeune Chœur de Paris, préparés en profondeur par Marc Korovitch, situés de part et d’autre de la phalange instrumentale (dans la tradition Vénitienne sacrée), en fosse comme dans les limbes de la musique pour s’affirmer progressivement dans des couleurs empruntant au motet de la Renaissance comme aux micro-polyphonies d’un Ligeti, avec un soutien, creusé dans la terre noire, du pupitre des basses.
La direction musicale d’Esa-Pekka Salonen, grand habitué de l’Orchestre de Paris, reste dissimulée à l’avant de la fosse, comme les pupitres des cordes. Seul le large ruban des vents, des percussions et des chanteurs se laisse admirer depuis les gradins. La foule du public, comme dans un oratorio, retient son souffle, de peur de profaner le rituel qui se déroule, de manière insistante et hypnotique sous ses yeux. Les oppositions de textures, signature de Mahler, sont produites avec un savant dosage, du bloc granitique des cuivres, aux fils arachnéens des cordes et des bois, en passant par les éruptions des percussions. Les traits de harpes, parfois agressifs, s’affairent, avec le chef, à réunir les pupitres disséminés en un tout organique, avec ses emphases, ses tremblements et ses murmures dentelés. Les « fanfares », situées en coulisses, témoignent du travail de répétition, et font encore penser aux polychoralités vénitiennes, et plus particulièrement à Monteverdi (qui sera célébré dans cette édition du festival, avec Le Couronnement de Poppée et Orfeo).
Le public (amené sur les lieux par un ballet complexe et chaotique de navettes) réserve des huées au metteur en scène, mais couvertes par les applaudissements qui couronnent, seuls, la performance musicale.
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