Idoménée partagé entre la Crète et le Japon au Théâtre de l’Archevêché d’Aix-en-Provence
Satoshi Miyagi est en premier lieu un important metteur en scène de théâtre japonais, totalement imprégné des codifications et traditions millénaires encore hautement préservées aujourd’hui au sein du pays du soleil levant. Il s’applique à mettre en valeur l’esthétisme particulier de son île natale dans une approche certes modernisée et effectivement plus actuelle. Ce sont ces différentes influences profondes et complémentaires qui caractérisent ses réalisations scéniques, notamment des tragédies grecques qu’il a beaucoup étudiées. Malgré une carrière déjà bien remplie, il a peu touché au monde de l’opéra, même s’il s’avoue particulièrement intéressé par l’opera seria.
Pour Idoménée, Satoshi Miyagi a développé un parallèle intriguant entre le texte des situations exposées au sein de l’opéra de Mozart et la situation du Japon en 1945 dans un pays vaincu et moribond. Idoménée au-delà des épreuves reste en place, cédant toutefois son trône à son fils, tout comme l’Empereur Hirohito dont la lignée se trouve préservée pour la future stabilité du pays par le vainqueur américain représenté par le Général MacArthur. Le metteur en scène place délibérément le chœur au cœur même de l’action, masse de soldats japonais fourbus et dépenaillés, encore revêtus de leurs habits de camouflage comportant branches d’arbres et herbes démesurées, sorte de défunts éternellement errans. Les dominants de toute la hauteur de leurs privilèges, le Roi Idoménée, son fils Idamante et la fragile Ilia, fille de Priam souverain de Troie, s’expriment depuis le dessus de sortes de cages triangulaires mobiles, souvent en mouvement sur la scène et donnant quelque peu le vertige. Obligés par sécurité de s’adosser à une barre de sécurité ou de s’y retenir, ils forment de fait une assemblée assez figée voire hiératique, n’échangeant pas un regard entre eux et surtout ne descendant jamais au niveau du peuple des mortels. Seule Elettra par son particularisme et l’expression de son amour volcanique se situe à ce même niveau inférieur combien plus humain.
Les décors créés par Junpei Kiz évoquent d’ imposants paravents japonais en papier exotique (washi) que la lumière peut, selon les scènes, traverser laissant deviner comme des jeux d’ombres. En dehors d’Ilia qui est habillée de robes américaines des années 1940, les autres protagonistes sont revêtus de kimonos plus ou moins riches d’aspect créés par la styliste Kayo Takahashi Deschene. L’esthétisme développé peut apparaitre certes séduisant et les moments forts ne sont pas à négliger au sein de ce spectacle. Lors de la scène voyant Idoménée prêt à sacrifier son fils au Dieu Neptune, les paravents découvrent tout à coup une toile de la série artistique The Hiroshima Panels élaborée par les artistes japonais Iri et Toshi Maruki au sortir de la guerre, soit le tableau 2 intitulé Fire. Le plateau semble enfin comme s’embraser dans une déclinaison de rouges flamboyants. La lumière magnifiquement réglée par Yukiko Yoshimoto apporte une autre dimension au spectacle mais souligne aussi combien le travail dramaturgique demeure en retrait (notamment dans ses corrélations supposées entre la tragédie Antique et l’Empire millénaire défait de 1945). Les personnages en tant que tel dans cette approche perdent de leur substance et même une part indéniable de leur dimension psychologique.
Au plan musical et vocal, le bonheur s’avère par contre au rendez-vous pour l'auditoire. Malgré les contraintes physiques qui lui sont imparties, Michael Spyres parvient à imposer son personnage, livrant une prestation vocale de haut vol. La densité de son chant et la tenue dont il fait preuve confèrent à Idoménée tout son charisme et une force expressive puissante. Sa voix de Bariténor puise à toutes ses ressources multiples se déployant du grave intense à l’aigu radieux avec une facilité qui n’exclut certes pas le recours à la vocalisation ou à la nuance. Son interprétation du redoutable air Fuor del Mar marque la mémoire. Il s’agit indéniablement pour Michael Spyres d’une étape encore nouvelle au sein d’une carrière vouée à l’atypique.
Dans le rôle d’Ilia, Sabine Devieilhe n’a pas à forcer ses moyens naturels et cette fraîcheur qui la caractérise. La ligne de chant apparaît toujours aussi belle, lumineuse et gracieuse. L’aigu s’élève avec une sorte de volupté, plein ou comme retenu dans un halo de mystère. Par contre, le recours un peu trop systématique au suraigu, certes magnifique et aérien, même s’il séduit l’auditeur, peut être réservé à un autre répertoire.
La mezzo-soprano Anna Bonitatibus habite le personnage d’Idamante par la volupté de sa voix, son caractère et une musicalité qui éclaire chacun de ses airs pourtant difficiles. Quoique très contrainte par la mise en scène, elle parvient à faire exister son personnage dans toute sa souffrance et ses composantes.
Venue remplacer dans le rôle d’Elettra Siobhan Stagg initialement programmée, la soprano américaine Nicole Chevalier fait donc dès cet été ses débuts au Festival d’Aix-en-Provence, un an avant sa prestation attendue dans le rôle de Despina pour Cosi Fan Tutte de Mozart qui sera présenté à l’été 2023. C’est dans ce même rôle d’Elletra que Nicole Chevalier s’est fait particulièrement remarquer au Festival de Salzbourg en 2019, puis à celui de Baden-Baden. Grand soprano lyrique à la limite du dramatique, elle déploie, outre un tempérament ardent et une forte présence scénique, des moyens vocaux qui conviennent à ce rôle de femme amoureuse et jalouse à la limite de la névrose. Selon les airs et les interventions, son approche vocale n’est pas toujours pleinement maitrisée et peut paraître quelquefois un rien hasardeuse. Mais le spectateur et l’auditeur ne peuvent qu’être transportés par une artiste de son rang.
Le ténor Linard Vrielink (Jacquino inspiré dans le Fidelio présenté à l’Opéra-Comique l'année dernière peu après Tristan et Isolde dans le métro à Aix), semble moins à l’aise dans le rôle certes ingrat d’Arbace. Sa jolie voix bien conduite manque un peu d’épaisseur et de vaillance. Kresimir Spicer, habitué à interpréter avec talent comme à l’Opéra de Metz et de Massy le rôle-titre de l’ouvrage, campe pour autant un Grand Prêtre de Neptune convaincant et juste, d’une voix qui assure sa pleine solidité. La basse puissante au timbre sombre et viril d’Alexandros Stavrakakis fait résonner, même amplifiée, la voix même de Neptune dans toute son autorité.
Le Chœur Pygmalion, augmenté de choristes issus de l’Opéra de Lyon et dans un riche dialogue avec les Crétoises et Troyens (Adèle Carlier, Anaïs Bertrand, Clémence Vidal, Guillaume Gutierrez, René Ramos Premier formant un ensemble de qualité et bien chantant), font preuve d’une homogénéité à toute épreuve et d’un engagement fort remarqué y compris dans les parties dansées, même si quelques danseurs viennent alors se joindre à eux pour étoffer l’ensemble (chorégraphie signée par les soins d’Akiko Kitamura).
Raphaël Pichon et Satoshi Miyagi ont choisi la version originale d’Idoménée, celle créée au Théâtre Cuvilliés de Munich en janvier 1781, non sans apporter quelques aménagements ou en pratiquant quelques courtes coupures. Raphaël Pichon à la tête de son Orchestre Pygmalion met pleinement en valeur toute la dimension impérieuse et originale de la partition de Mozart alors âgé de 25 ans. La tendresse, la flamme, la tension emplissent sa direction musicale, un peu ralentie peut-être à certains moments du fait des exigences particulières de la mise en scène. Mais cette première de l'opera seria avec son Orchestre Pygmalion en exige désormais d’autres. Si le public a discuté l’approche scénique de Satoshi Miyagi et de ses collaborateurs, il aura réservé un accueil plus que chaleureux à l’ensemble des équipes artistiques.
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