Richard Strauss (1864–1949)
Salome (1905)
Drame musical en un acte de Hedwig Lachmann d'après la pièce éponyme d'Oscar Wilde (1891)

Direction musicale : Simone Young
Mise en scène : Lydia Steier
Décors et vidéos : Momme Hinrichs
Costumes : Andy Besuch
Lumière : Olaf Freese
Dramaturgie : Maurice Lenhard
Salome : Elza van den Heever
Jochanaan : Iain Paterson
Herodes : John Daszak
Herodias : Karita Mattila
Narraboth : Tansel Akzeybek
Ein Page der Herodias : Katharina Magiera
Fünf Juden : Matthäus Schmidiechner, Éric Huchet, Maciej Kwaśnikowski, Mathias Vidal, Sava Vemić
Erster Nazarener : Luke Stoker
Zweiter Nazarener : Yiorgos Ioannou
Ein Kappadozier : Alejandro Baliñas Vieites
Soldaten : Dominic Barberi, Bastian Thomas Kohl
Eine Sklavin : Marion Grange
Orchestre de l'Opéra National de Paris
Paris, Opéra Bastille, le 15 octobre 2022 à 20h

Pour sa première collaboration avec l'Opéra de Paris, Lydia Steier livre une Salomé poussive qui confond tout à trac la désormais traditionnelle dénonciation du patriarcat et du capitalisme avec une esthétique visuelle d'une obscénité à la fois vaine et kitschissime. Elza van den Heever (Salomé) et John Daszak (Hérode) relèvent vocalement le niveau, luttant contre une fosse où Simone Young donne clairement la priorité au volume sur les détails. 

Elza van den Heever (Salomé), John Daszak (Hérode), Karita Mattila (Hérodiade), Luke Stoker, Yiorgos Ioannou (deux nazaréens)

 

Le rideau se lève sur l'impressionnant décor (signé Momme Hinrichs) montrant l'arrière-cour du palais d'Hérode avec de hauts de murs bétonnés éclairés par une lumière rasante qui en détaille l'aspect lugubre et poisseux. Tout en haut derrière une baie vitrée, se déroulent les orgies du détraqué tétrarque et sa perverse épouse. Selon un principe devenu gimmick depuis les productions de Katie Michell, cette scène muette se fige ou s'anime à différentes vitesses au fil de la soirée. L'effet, répétitif mais efficace, consiste à créer un glissement temporel qui sépare un avant et un après qui commente visuellement le déroulement de la scène en cours sur le plateau situé en contrebas.

Que voit-on précisément ? D'abord trois surveillants surarmés qui montent la garde autour de ce qu'on devine sans peine comme étant la trappe donnant accès à la cellule de Jochanaan (les quatre filins attachés aux angles de la structure centrale ne laissent aucun doute à ce sujet). Ces trois nervis sont armés littéralement jusqu'aux yeux, dans des tenues d'un noir-vernis rappelant les uniformes des méchants dans Star Wars, et des masques de Dark Vador qu'ils quittent maladroitement pour pouvoir chanter. En revanche, on ne comprend pas tout de suite la fonction des trois figurants au garde-à-vous avec d'étranges et encombrants équipements de sécurité jaune fluo. On pense d'abord à des liquidateurs de Tchernobyl mais on comprend très vite qu'il s'agit d'hommes de main, dont les précautions sanitaires s'expliquent par le fait qu'ils manipulent des cadavres martyrisés par les participants de l'orgie. On nage d'emblée dans le Grand-Guignol en les voyant jeter un premier cadavre démembré dans la fosse commune et le saupoudrer l'air de rien d'une pelletée de chaux vive. Mais la machine infernale est bien rodée puisque, sitôt le cadavre évacué, une autre victime apparaît – nue avec un gros nœud écarlate en travers du corps pour que le public comprenne bien qu'il s'agit d'une nouvelle offrande sexuelle que le Page conduit jusqu'à ses bourreaux en haut de l'escalier en pente raide.

Ce jeu de massacre n'est pas forcément visible de tous les points de l'immense salle de Bastille. La pièce est située en hauteur, faiblement éclairée par un jeu de lumières écarlates et interlopes dont on hésite à dire qu'ils mettent en valeur ou qu'ils dissimulent ce qui s'y passe réellement. C'est cet entre-deux qui sert de fil esthétique à une scénographie qui, d'un bout à l'autre de la soirée, bascule entre trop montrer (et donc rendre lisible) ou bien suggérer (et perdre en réalisme). Dilemme atomisé par le moindre plan de Salò (1975 !) de Pasolini ou la moindre scène de "Paradise now !" du Living Theatre (1968 !), pour ne citer que ces deux références…

Ainsi, en voulant marquer les esprits et dénoncer des idées et des concepts actuellement aussi rebattus que le capitalisme et le patriarcat, la metteuse en scène Lydia Steier recourt à des procédés somme toute, d'une prudence et d'un archaïsme esthétique qui ne manquent pas de faire sourire. Il y a peu du rire aux larmes quand on constate la montagne de précaution prise par l'Opéra de Paris pour prévenir le public que (je cite) "Certaines scènes présentant un caractère violent et/ou sexuel explicite peuvent heurter la sensibilité d'un public non-averti". Le buzz ainsi déclenché aura peut-être au moins permis de faire marcher le bouche-à-oreille et amené à Bastille  quelques spectateurs attirés par l'odeur de scandale. Quel est donc ce fameux "scandale" tant redouté et tant promis ? Sans doute faudra-t-il s'inquiéter pour les spectateurs qui auront manqué de défaillir devant le spectacle bien répétitif de masturbations frénétiques – Salomé par dépit amoureux (bien que des jumelles soient nécessaires pour comprendre la scène au-delà au premier balcon) et l'aréopage lubrique accompagnant Hérode. Là encore, doit-on considérer qu'un catalogue d'ébats bien pitoyablement simulés entre des drag-queens et des fêtards aussi neufs que des camés felliniens nécessitent de publier un avertissement pour un public de 2022… oui, il y a vraiment de quoi être inquiet.

Elza van den Heever (Salomé), Iain Paterson (Jochanaan)

Difficile de croire, en l'assaisonnant à la sauce #metoo, que ce bric-à-brac décati et ridicule puisse vraiment éviter l'écueil d'une idéologie triviale cherchant à "moderniser" le mythe de Salomé. N'est pas Calixto Bieito qui veut et sur le registre d'une violence qui agirait comme révélateur d'une œuvre, Lydia Steier a une bonne trentaine d'années de retard et devra sans doute lire Georges Bataille, Pierre Klossowski ou Antonin Artaud. Selon elle, Salomé est cette révolutionnaire qui, telle une grenade dégoupillée, cherche à détruire un système patriarcal et capitaliste qu'elle juge (ô surprise !) répréhensible. Mais en surfant sur des thèmes désormais rebattus, Lydia Steier laisse de côté des questions qui structurent la dramaturgie de l'œuvre : pour quelle raison Jochanaan est-il emprisonné ? pourquoi Salomé s'entiche-t-elle de lui et d'où vient le désir qu'elle suscite chez Hérode ?…

Il ne sera pas inutile à ce propos de rappeler que l'épisode biblique tient en quelques lignes dans les Passions selon Saint Matthieu et Saint Marc et ne concerne principalement les derniers moments de la vie de Saint Jean Baptiste (Jochanaan). Le nom de Salomé n'est même pas cité et il doit à l'historien Flavius Josèphe d'être associé à celle que les évangélistes nomment "fille d'Hérodiade". C'est la pièce d'Oscar Wilde qui a eu le génie de tirer une seconde fois cette princesse de son anonymat en réunissant les deux sources et focalisant l'attention sur une relation amoureuse et fantasmée avec Jochanaan qu'il invente de toute pièce. L'élevant ainsi au rang des héroïnes perverses fin de siècle, Wilde a montré comment elle était prête à tuer pour pouvoir embrasser les lèvres que le prophète lui refusait. Ce mélange d'extrême transgression et d'extrême sensualité a immédiatement fasciné Strauss qui a imaginé musicalement ce personnage comme un prolongement et une variation profane de l'Isolde wagnérienne avec sa Liebestod.

En remplaçant la fameuse séquence de la Danse des sept voiles par un viol collectif à l'instigation d'Hérode, Lydia Steier supprime l'idée d'une machination d'Hérodiade qui instrumentalise sa fille pour séduire le tétrarque et lui demander la tête de Jochanaan. Le détail de cette "danse" fourmille d'incohérences qui montrent Salomé offrant passivement son corps aux mains lubriques de son beau-père mais également, prenant l'initiative pour le stimuler. Pris entre sacrifice consentant et démarche stratégique, on comprend mal comment ce viol collectif peut déboucher sur le fait de demander la tête du Baptiste et comment cette exécution peut réussir à venger la jeune fille de la débauche patriarcale et capitaliste de ses parents. En séparant l'œuvre de l'arrière-fond textuel auquel s'abreuve le livret d'Oscar Wilde, Steier plaque une lecture féministe qui fait d'une ado dépressive et mal dégrossie, l'air buté fixant ses godillots, l'objet de fantasme d'un beau-père prédateur et celle par qui le pouvoir des tyrans vacille.

Précisons également que Jochanaan est emprisonné pour avoir reproché à Hérode Antipas son mariage avec Hérodiade, femme de son demi-frère Hérode Boëthos. Il refuse dans un premier temps de mettre à mort Jochanaan par crainte de la foule qui le considère comme un prophète. Selon Flavius Josèphe, il le fait exécuter dans le plus grand secret mais selon Marc et Matthieu, l'exécution est le résultat de la machination d'Hérodiade par Salomé interposée. En gommant ces éléments, c'est la narration-même qui vacille dans des questions sans réponses.

Elza van den Heever (Salomé), John Daszak (Hérode), Karita Mattila (Hérodiade)

Elle offre ici son corps pour se venger d'une société capitaliste là où, chez Oscar Wilde, elle obtenait la vengeance (et une forme de pouvoir) en accédant à son désir charnel par une exécution sadique. Embarrassée par un baiser morbide et sanglant qu'elle ne considère pas scéniquement comme l'acmé dramaturgique, Lydia Steier lui substitue une astuce plutôt maladroite : Salomé se dédouble au moment où elle récupère la tête de Jochanaan des mains du garde qui la blesse à mort par la même occasion. Une figurante incarne son double agonisant sur le sol tandis qu'elle rejoint Jochanaan pour une dernière étreinte tandis que la prison s'élève dans les airs dans un mélange assez consternant de fantasme et de transfiguration. Dans son interview, la metteuse en scène disait à quel point elle préférait à l'image d'une Salomé petite fille l'image d'une femme forte et volontaire… en définitive, elle nous impose un poncif terriblement fleur bleue.

Victime d'une esthétique kitschissime et pesante censée porter le fer dans les plaies béantes de notre temps, ce spectacle contraint les interprètes à concilier un jeu d'acteur avec des rôles d'une ampleur musicale suicidaire. Elsa van den Heever laisse quelques plumes à ce périlleux exercice d'équilibriste, puisant dans une belle qualité d'endurance pour économiser ses forces et réussir à surmonter la scène finale. Il faudra passer sur un registre grave en demi-teinte dans les premières interventions et des inflexions peu contrastées qui peinent à imposer l'image scénique de la vengeresse-kamikaze. Iain Paterson n'a guère à offrir à son Jochanaan qu'une surface vocale assez pâle dont le timbre émacié peine à passer le rideau de décibels de la fosse. Le souvenir des glorieuses Salomé de Karita Mattila rend d'autant plus douloureux le fait d'évoquer sa prestation très confidentielle en Hérodiade. La tessiture du rôle ne lui permet que de brèves incursions hors d'une zone vocale où elle demeure hélas anecdotique. Mis à mal par des costumes qui vont du chef indien au junkie peroxydé, John Daszak surligne vocalement la concupiscence psychopathe de son Hérode. L'acteur est totalement engagé dans les turpitudes assez vaines auxquelles il se plie, là où le phrasé et la ligne manquent parfois de verser dans un parlando assez foutraque, plus bousculé que sa récente prestation au Festival d'Aix. Miraculeusement, il sort avec les honneurs de ce numéro à haut risque, abattu d'une balle dans le dos par le Page d'Hérodiade (excellente Katharina Magiera) qui sert de bras armé à la vengeance de Salomé. Le Narraboth très soigné de Tansel Akzeybek domine les seconds rôles – à commencer par ses acolytes Dominic Barberi et Bastian Thomas Kohl, ridiculisés dans l'esquisse de la valse qu'ils dansent avec les liquidateurs et la génuflexion à laquelle ils consentent en écoutant les paroles de Jochanaan. Les cinq Juifs (Matthäus Schmidiechner, Éric Huchet, Maciej Kwaśnikowski, Mathias Vidal, Sava Vemić) présentent une belle homogénéité mais ne sont guère mieux traités par une scénographie qui les déguise en dandies à la Oscar Wilde et les fait participer au viol de Salomé… tandis que Luke Stoker et Yiorgos Ioannou se tirent avec les honneurs des deux Nazaréens malgré leurs mines mi-surfeurs hollywoodiens, mi-Jésus-Christ…

On pourra s'étonner de l'absence dans la fosse de Gustavo Dudamel pour la première nouvelle production de la saison… En attendant de retrouver le directeur musical de l'Opéra de Paris dans la reprise du Tristan en janvier prochain, on devra pour cette Salomé se contenter d'une direction de Simone Young qui inspire un mélange de questions et inquiétude. L'Orchestre de l'Opéra de Paris est poussé d'un bout à l'autre de la soirée à un tel déluge de puissance qu'il élimine rapidement tout espoir de pouvoir percevoir les détails et la transparence du matériau. La luxuriance de l'écriture est prise à bras le corps pour en exprimer simplement l'aspect furioso, ce qui ne manque pas d'écraser les équilibres et limiter les élans à des fortissimos aux limites bien aléatoires. Ce travail très sanguin perd rapidement le contact avec la nécessité de calibrer le discours pour pouvoir faire sentir comment la démesure s'inscrit dans une parfaite et stricte syntaxe musicale. En saturant l'oreille et en fatigant le regard et l'analyse, ce spectacle épuise littéralement le spectateur – dure épreuve à surmonter pour mieux oublier.

Elza van den Heever (Salomé)
Avatar photo
David Verdier
David Verdier Diplômé en musicologie et lettres modernes à l'université de Provence, il vit et enseigne à Paris. Collabore à plusieurs revues dont les Cahiers Critiques de Poésie et la revue Europe où il étudie le lien entre littérature et musique contemporaine. Rédacteur auprès de Scènes magazine Genève et Dissonance (Bâle), il fait partie des co-fondateurs du site wanderersite.com, consacré à l'actualité musicale et lyrique, ainsi qu'au théâtre et les arts de la scène.
Article précédentFemmes puissantes
Article suivantLa didactique des casques

Autres articles

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire !
S'il vous plaît entrez votre nom ici