Après l’atmosphère viciée offerte par cette nouvelle production de Salomé, c’est un doux parfum de scandale qui enivre les gradins de Bastille. Vendue comme révolutionnaire par la metteuse en scène Lydia Steier et barbouillée d’avertissements concernant certaines scènes scabreuses par l’Opéra de Paris, cette Salomé semble avoir réussi son pari : se faire copieusement huer par un public échauffé…

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Salomé à l'Opéra national de Paris
© Agathe Poupeney / Opéra national de Paris

Pour ses débuts dans la capitale, Lydia Steier offre une mise en scène eschatologique fourmillante de détails. En soulignant l’absence de perspective dans cet univers clos, la scénographie verticale accentue une lecture sociologique du drame : à l’étage, derrière une baie vitrée, l’aristocratie nantie s’adonne à un stupre débridé tandis que la bidasse armée veille sur la cage du prophète Jochanaan. Passerelle entre ces deux mondes, l’escalier rouillé voit défiler des esclaves sexuelles en offrandes et qui alimentent de leurs cadavres un charnier à ciel ouvert. À ces décors de Momme Hinrichs vient s’ajouter le très bon travail d’Andy Besuch sur les costumes : entre Rocky Horror Picture Show et esthétique post-punk, les bigarrures textiles renforcent la décadence de cette société fin de (XXe) siècle.

Véritables pierres de touche narratives, trois moments clefs illustrent la réalisation de Lydia Steier et interrogent le degré de violence croissant de notre société. Maudite par le prophète qui préfère retourner dans sa citerne à la fin de la troisième scène, Salomé découvre son attirance pour ce dernier et ses pulsions dans une frénésie masturbatoire ; admirablement servie par les lumières d’Olaf Freese, cette image scelle dans l’orgasme son désir pour Jochanaan. Entrevoyant le pouvoir du sexe et son empire, l’adolescente va alors – à l’occasion de la Danse des sept voiles de la quatrième scène – offrir sa virginité à Hérode et sa cour dans une orgie écœurante. Juxtaposé à ce réalisme sordide, le finale navigue en plein onirisme puisque Salomé, dans une transe agonisante, projette ses derniers fantasmes dans la réalisation de son amour pour Jochanaan, qui se concrétise scéniquement – en dépit du livret – dans une ultime étreinte. À la manière d’une Julia Ducournau pour le cinéma, Lydia Steier alimente sa réalisation de scènes particulièrement choquantes, si bien que le spectateur – tout en naviguant entre fascination morbide et répulsion morale – est comme en état d’hypnose, ébloui voire aveuglé par ces images.

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Salomé à l'Opéra national de Paris
© Agathe Poupeney / Opéra national de Paris

Pour autant, un tel pouvoir de l’image ne mène-t-il pas à une piégeuse illusion de modernité ? Cette « Salomé rebelle » (selon Maurice Lenhard, dramaturge associé à cette production) était déjà tout sauf docile dans la pièce de Wilde – d’où Strauss tirait la substance de son œuvre – et personne n’attend qu’il en soit autrement ; est-il bien nécessaire de « questionner à nouveau Salomé » si l’on ne fait que révéler ce qui est déjà largement suggéré ? Malgré la qualité de la mise en scène, le propos n’a ici que l’apparence de la nouveauté : le fond reste celui d’une lecture monothématique et réductrice. Le scandale d’une crudité exacerbée cache malheureusement l’absence de profondeur psychologique de cette Salomé.

En ce qui concerne l’incarnation vocale, le quatuor principal est satisfaisant malgré quelques déséquilibres. Au rang des réussites, soulignons la prestation d’Elza van den Heever qui campe, pour sa prise de rôle, une Salomé exemplaire : son soprano lyrique et puissant, tragique et brillant, est au faîte de ses capacités, à la recherche de ses propres limites. Sans détours, elle incarne son personnage de la première à la dernière mesure sans émousser ni l’énergie ni la voix. Pour lui donner la réplique, John Daszak revêt le costume d’un Hérode lubrique dont l’état de dépravation psychologique se retrouve vocalement : versatile, anguleux, grinçant, le ténor wagnérien s’accommode parfaitement de l’instabilité du tétrarque. Tout aussi agile, la soprano Karita Mattila pâtit en revanche d’un timbre voilé qui n’arrange pas son interprétation caricaturale de Hérodias, ici vulgaire rombière. Complétant ce trio, Iain Peterson prête son baryton cuivré au prophète ; malgré un « Du bist verflucht ! » tonitruant, son souffle manque de puissance – à l’image de sa foi trop ébranlable face au désir de Salomé – et se laisse souvent couvrir par l’orchestre. Le reste du plateau vocal est convaincant, à l’instar du ténor Tansel Akzeybek, lyrique à souhait dans le rôle de Narraboth, auquel répond le contralto aussi ferme qu’inquiet du Page de Katharina Magiera.

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Salomé à l'Opéra national de Paris
© Agathe Poupeney / Opéra national de Paris

Si l’Orchestre de l’Opéra de Paris a pu paraître effacé, c’est avant tout par son entière subordination à la mise en scène – preuve s’il en est de la coordination artistique effectuée sur cette production. Nonobstant la riche orchestration de Strauss, on ne peut s’empêcher de ronger notre frein tant l’interprétation de Simone Young est cadenassée par une lecture analytique, qui certes renforce l’extrémisme du propos, mais instille bien peu d’émotions.

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