Sergueï Prokofiev (1891–1953)
L'Amour des trois Oranges (Любовь к трём апельсинам)
Opéra en quatre actes avec prologue, créé à l’Opéra de Chicago, le 30 décembre 1921

Livret Sergueï Prokofiev et Véra Janacopoulos, d’après la pièce éponyme de Carlo Gozzi

Mise en scène : Anna Bernreitner
Direction musicale : Marie Jacquot

Décors et costumes : Hannah Oellinger et Manfred Rainer
Lumières : Paul Grilj
Collaboration aux mouvements : Claudia De Serpa Soares
Assistanat à la mise en scène : Pénélope Driant
Assistanat aux décors : Clémence de Vergnette
Assistanat à la direction musicale : William Le Sage

Le Roi de trèfle : Matthieu Lécroart
Le Prince : Pierre Derhet
La princesse Clarice : Lucie Roche
Leandre : Anas Séguin
Truffaldino : Léo Vermot-Desroches
Pantalon : Aimery Lefèvre
Tchélio et Le Héraut : Tomislav Lavoie
Fata Morgana : Lyne Fortin
Smeraldine, Linette : Margo Arsane
Nicolette : Anne-Sophie Vincent
Ninette : Amélie Robins
La Cuisinière Créonte : Patrick Bolleire

Orchestre de l’Opéra national de Lorraine
Chœur de l’Opéra national de Lorraine

Chef de chœur : Guillaume Fauchère

Nouvelle Production Opéra national de Lorraine
Coproduction Theater Magdeburg, Theater St. Gallen

Nancy, Opéra National de Lorraine, mercredi 16 novembre à 20h 

Pour sa première nancéenne, l'Amour des Trois Oranges de Sergueï Prokofiev bénéficie d'une mise en scène signée Anna Bernreitner, puisant au plus près de la référence croisée du dramaturge et théoricien Vsevolod Meyerhold , ainsi que de la comédie vénitienne de Carlo Gozzi. Le plateau vocal ménage de belles surprises, avec une belle énergie globale et de fortes personnalités. À la tête de l'Orchestre de l'Opéra National de Lorraine, Marie Jacquot fait briller le propos et donne à l'ensemble une carrure digne d'une comédie musicale à l'humour mi-sérieux mi-foutraque. 

Pierre Derhet (Le Prince), Lucie Roche (Clarice), Anas Séguin (Leandre), Tomislav Lavoie (Le Héraut), Margo Arsane (Sméraldine)

L'Amour des trois oranges est un opéra écrit en 1921 durant l'exil américain de Prokofiev à Chicago, un an avant de revenir en Europe et accepter de retourner en URSS pour y créer ses plus célèbres ballets et opéras. Cet opéra juvénile prend sa source dans une rencontre improbable entre Vsevolod Meyerhold, figure centrale et théoricien du théâtre moderne et Carlo Gozzi, célèbre auteur de comédies vénitiennes. C'est Meyerhold qui proposa à Prokofiev cet Amore delle tre melarance (1761), première occurrence des comédies dites fiabesques (fabulistes) que Carlo Gozzi écrivit pour revigorer une commedia dell'arte déclinant en cette fin de XVIIIe siècle. Afin de s'éloigner de l'influence du théâtre français à laquelle avait cédé son rival Goldoni, Gozzi a l'idée de recourir à d'anciens contes féeriques tirés de vieux recueils populaires. Ainsi, cette comédie  L’Amour des Trois oranges (sous-titrée Analisi riflessiva della fiaba L’amore delle tre melarance), elle-même inspirée des Trois Cédrats (Le tre cetra) ultime conte du recueil le Conte des contes, ou Pentamerone de Giambattista Basile.

 

Dans cette comédie, Gozzi reprend en partie les délirants enchâssements narratifs de Basile en privilégiant les effets et les apparitions féériques tandis que les masques de la commedia dell'arte font leur réapparition, ce qui ne manque pas de séduire Meyerhold. L'œuvre est prétexte à développer la fameuse "méthode" révolutionnaire d'entraînement de l'acteur, fondée sur la distanciation opérée avec la sacro-sainte psychologie chère à Stanislavski et l'approche purement "biomécanique" du jeu. De retour à Nancy après une Flûte enchantée mise en scène il y a tout juste un an, Anna Bernreitner s'empare de la référence du théâtre de Meyerhold pour construire un univers délirant et motoriste, avec des personnages joués avec l'abattage d'automates et de marionnettes. La direction d'acteurs use et abuse de cette approche ultra formaliste qui sépare l'acteur du personnage, en sous-dimensionnant l'incarnation à une forme de ballet mécanique ou chorégraphie continue, censée transformer le corps en un mécanisme vivant agité de réflexes et de spasmes.

 

L'autre référence de cette mise en scène, c'est le collectif Oper Rund Um (l'opéra tout autour"), animé par Anna Bernreitner depuis plus de dix ans sur un principe consistant à monter des œuvres lyriques  dans des lieux insolites avec des concepts inhabituels. Au lieu d'être simplement une toile de fond, le lieu de la représentation est lié à l'œuvre sélectionnée et anime la réalité quotidienne avec une puissante fantaisie lyrique. En amenant l'opéra là où on l'attend le moins, on surprend le public  : une piscine municipale pour Die Fledermaus de Johann Strauss, une pharmacie pour Doktor und Apotheker de Carl Ditters von Dittersdorf. Il y a dans le décor tournant et les costumes de Manfred Rainer et Hannah Oellinger comme un prolongement de ces expérimentations et ce parfum de théâtre  éphémère. Les formes et les structures pivotantes tiennent d'un château de dessin animé, entouré par un paysage artificiel avec végétation et reliefs en plastique. Un incongru Manneken-Pis sert de fontaine au bassin placé à l'entrée, tandis qu'apparaissent certains protagonistes venus à la rescousse du roi par une fenêtre en forme d'armoire à pharmacie.

 

Le concept prend sens avec l'irruption d'un chœur déguisé en combinaisons stériles, à la manière des opérateurs qui contrôlaient les rats de laboratoire dans le Lohengrin de Neuenfels à Bayreuth. Lors du Prologue, cette joyeuse troupe pénètre dans la salle avec des malles sur lesquelles sont inscrites les mentions identifiant les différents groupes qui affrontent leurs théories : Les Tragiques, les Comiques et les Têtes vides. Prenant place au sommet d'une coursive entourant la scène, ils surplombent et dirigent l'action en faisant tomber des éléments contenus dans des caisses dont le contenu apparaît lisiblement. Les péripéties du Prince entouré d'alliés et d'ennemis prend un tour explicitement brechtien et potache par un flux continu de scènes épileptiques, géométriques et anguleuses.

Anas Séguin (Leandre), Lucie Roche (Clarice), Margo Arsane (Smeraldine)

Ainsi, ce sale gamin de Prince aux allures de Playmobil vivant que le bouffonesque bouffon Truffaldino tente de faire rire ou le combat entre le Mage Tchelio couvert de paillettes multicolores et une Fée Morgana tout droit sortie d'un livre de Claude Ponti avec sa perruque fumante… Vêtus de lycra fluo, Léandre et Clarice entendent bien profiter des mésaventures du Prince parti à la recherche des trois oranges dans lesquelles se dissimulent trois Princesses gardées par la cuisinière Créonte, dont la gigantesque robe à paniers souligne la taille d'ogresse. Seule parmi les trois Princesses à survivre à l'épreuve de la soif, Ninette finira par épouser le Prince, non sans avoir fait l'économie d'une ultime transformation en rat par Morgana et sa complice Sméraldine.

 

Créé en version française puis en russe à Léningrad six ans plus tard, L'Amour des Trois Oranges attendit 1956 pour connaître une première représentation en France. La traduction française du livret rédigé en russe par Prokofiev et Véra Janacopoulos porte involontairement un poids esthétique qui vient souligner l'absence de mélodie au sens classique du terme et par moments le caractère terriblement intriqué des répliques et des situations. Il faut à cet opéra rarement représenté (la dernière représentation à l'Opéra Bastille remonte à plus de dix ans), un plateau vocal capable de relever le double défi de chanter avec un minimum d'intelligibilité et une projection capable de passer le rideau d'une musique très sonore et rutilante. Le covid contraignant Dion Mazerolle à renoncer à chanter le rôle du Roi de trèfle, c'est le valeureux Matthieu Lécroart qui dut le remplacer pour déchiffrer quasiment à vue (!) en bord de plateau tandis que Pénélope Driant, assistante à la mise en scène, mimait le rôle avec manteau d'hermine et fausse barbe. Dans des circonstances aussi exceptionnelles, on ne peut que saluer la qualité de l'intonation et du volume tandis que Pierre Derhet prête au Prince un instrument souple et sonore, capable de rendre les changements de registre et les couleurs à la dimension très lyrique du rôle. Contraint par les contrastes excessifs dans le jeu d'acteur, Léo Vermot-Desroches campe un Truffaldino capable d'irradier dans l'aigu avec un soin dans la ligne qui s'appuie sur un phrasé précis et généreux. Lucie Roche est une Princesse Clarice pulpeuse et bien projetée, contrastant avec le Léandre assez neutre de Anas Séguin. L'apparition des trois fées joue sur une éclosion où les robes colorées imitent les pétales de fleur et les quartiers d'orange – un belle idée de mise en scène que soulignent la Nicolette gracile d'Anne-Sophie Vincent, la pétulante Ninette d'Amélie Robins et Margot Arsane qui cumule candeur et maléfice avec les rôles de Linette et Sméraldine. Lyne Fortin ne boude pas son plaisir, cabotinant vocalement les contours de sa Fata Morgana quand Tomislav Lavoie fait entendre un Tchélio bonimenteur et sombre, bien secondé par le Pantalon d'Aimery Lefèvre. Quant à l'impayable Créonte de Patrick Bolleire, il fait oublier par la truculence fellinienne du jeu un registre grave qui manque un peu d'homogénéité

À la tête de l'Orchestre National de Lorraine, la direction de Marie Jacquot appelle des éloges, en premier lieu par sa capacité à mettre en avant une matière instrumentale dont elle sait différencier la teneur et le volume. Brillant et roboratif, le geste incisif détaille dans une musique souvent vouée à des rythmiciens trop mécaniques, les angles vifs et mobiles de pages aussi rebattues que la Marche ou le Scherzo. La ligne virtuose se déploie d'un bout à l'autre, avec un art des équilibres attentif aux moindres interstices narratifs et mettant en lumière la ténuité des strates narratives du livret, ce qui n'est pas un mince exploit…

Pierre Derhet (Le Prince)
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David Verdier
David Verdier Diplômé en musicologie et lettres modernes à l'université de Provence, il vit et enseigne à Paris. Collabore à plusieurs revues dont les Cahiers Critiques de Poésie et la revue Europe où il étudie le lien entre littérature et musique contemporaine. Rédacteur auprès de Scènes magazine Genève et Dissonance (Bâle), il fait partie des co-fondateurs du site wanderersite.com, consacré à l'actualité musicale et lyrique, ainsi qu'au théâtre et les arts de la scène.

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