Deux jours après son cent soixante-dixième anniversaire, le célèbre Trouvère de Verdi revient, malgré son âge canonique, fouler les planches de Bastille. Selon l’adage, réunir les quatre plus belles voix au monde est la condition nécessaire et suffisante pour produire cet ouvrage et, à en juger par le bon niveau de la distribution assemblée par l’Opéra de Paris, on est assez confiant ; pourtant, rappelons-nous que la mise en scène d’Àlex Ollé n’a jamais fait l’unanimité, notamment sur Bachtrack. La patine des ans permettra-t-elle à cette production de trouver un nouveau souffle ?

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Le Trouvère à l'Opéra Bastille
© Sébastien Mathé / Opéra national de Paris

En plus d’un parti pris belcantiste qui favorise peu l’incarnation dramatique, le quatuor se sort des embûches verdiennes non sans quelques disparités. Habitué de l’Opéra Bastille puisqu’il chantait déjà le rôle-titre de cette production en 2016 et en 2018, Yusif Eyvazov apprivoise très vite l’acoustique particulière de la salle : sans dégager l’énergie des grands soirs, le ténor ajuste son émission et monte peu à peu en puissance ; celle-ci atteindra son apogée dans un « All’armi » en contre-ut magistralement tenu. Bien que le timbre manque d’unité dans les changements de registres, sa scansion aussi vigoureuse que précise lui permet de porter son Manrico avec la noblesse nécessaire, qui peine cependant à transmettre toute la piété filiale du deuxième acte.

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Le Trouvère à l'Opéra Bastille
© Sébastien Mathé / Opéra national de Paris

C’est une Anna Pirozzi malheureusement sur la réserve qui lui donne la réplique dans le rôle de Leonora (après avoir incarné en décembre une autre Leonora du répertoire verdien !) car, dès les premières notes de son « Tacea la notte », la soprano fait entendre une forme de fragilité dans les aigus qui se confirmera par la suite : ses airs sont pris très lentement, ses notes par en-dessous, et ses mélismes du quatrième acte se transforment vite en un fastidieux exercice de vocalises. En déficit de colorature, son timbre s’accorde toutefois mieux à la vulnérabilité de l’acte II lorsque, croyant mort son Manrico bien-aimé, celle-ci s’apprête à prononcer ses vœux. Pour compléter le triangle amoureux, c’est au baryton Étienne Dupuis de donner vie au rival de Manrico, le comte de Luna. Sans être bien cruel dans ses intentions vocales, son intonation ferme, sa projection juste et son timbre très transparent font de son comte un solide personnage.

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Le Trouvère à l'Opéra Bastille
© Sébastien Mathé / Opéra national de Paris

La véritable vedette du deuxième acte est bel et bien Azucena, ce personnage sombre et mystérieux qui apporte à l’argument du Trouvère toute sa saveur ; et pour ses débuts à l’Opéra de Paris, la gitane de Judit Kutasi, aussi charismatique scéniquement que vocalement, remporte tous les suffrages ! Tout le tragique de cette mère – qui jette au feu son propre enfant à la place de celui du comte de Luna – se retrouve dans son timbre ardent et son mezzo très dramatique. Si les consonnes manquent encore à sa diction, son ultime intervention – « Sei vendicata, o madre ! » – a certainement fait frissonner le plus insensible des auditeurs.

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Le Trouvère à l'Opéra Bastille
© Sébastien Mathé / Opéra national de Paris

Alors comment se fait-il que, malgré cela, cette production laisse une impression mitigée ? Certes, le livret dont a accouché Cammarano rend l’intrigue fort décousue mais la mise en scène d’Àlex Ollé ajoute à cette illisibilité dramatique une pesante asphyxie. On comprend bien ses intentions artistiques quand il place l’action dans la Grande Guerre, dans ce conflit suffocant qui, comme il le rappelle dans le programme, « rend vraisemblables des actes irrationnels ». Mais entre l’idée et sa réalisation pleine de gadgets se creuse le fossé du mauvais goût : de l’utilisation massive d’une fumée mal contrôlée aux miroirs instables et déformants, en passant par les vingt-quatre monolithes suspendus et qui ne cessent de prendre l’ascenseur, tous ces artifices sont trop forcés pour émouvoir et finissent par donner la nausée.

De même, la direction de Carlo Rizzi ne contribue pas à mettre en valeur la musique fort inspirée de Giuseppe Verdi : trop lisse et un peu cotonneux, l’Orchestre de l’Opéra peine à envelopper le plateau et faire vibrer la fosse. Heureusement que l’on peut compter sur les Chœurs de l’Opéra – préparés par Alessandro Di Stefano – qui, conjuguant ferveur et précision, emportent tout sur leur passage.

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