Nixon in China, première visite diplomatique en Espagne
Après la nouvelle production parisienne de Valentina Carrasco à Bastille, c'est le Teatro Real de Madrid qui présente pour sa première fois cet opus, dans sa maison et même dans son pays (en France, l'œuvre avait été dévoilée en 1991 à la MC93, puis présentée en 2012 au Châtelet). Cette création espagnole est la dernière étape d'une coproduction qui avait déjà voyagé à Copenhague et Glasgow, dans une mise en scène de John Fulljames, l'ancien directeur de l'Opéra royal danois (qui y présentait récemment sa version de La Servante écarlate).
L'approche de Fulljames ne s'éloigne pas du livret, d'Alice Goodman (s’éloignant en cela de la proposition parisienne paradoxale). Le contexte et les personnages sont bien reconnaissables, dans leurs apparences vestimentaires (uniforme gris et austère de Mao, robe rouge de la First Lady Pat Nixon, par exemple) jusqu’aux perruques et accessoires. Et l’originalité ici se rapproche davantage encore du contexte, permettant de suivre l’Histoire en parallèle de l’histoire (les événements réels relatés dans le récit de l'opéra) comme dans un flash-back ou une leçon de notre temps. L'opéra s'ouvre dans une salle d’archives (décors de Dick Bird) qui demeurera le cadre scénique durant toute la soirée, avec la dépouille de Mao qui traverse la scène, suggérant que la suite du spectacle sera une réminiscence et reconstruction des faits (partiellement) réels. Les archivistes sortent le dossier de la visite de Nixon en Chine (avec images de presse) et le font projeter sur les murs (ou des toiles). Ils manipulent ces images qui ne concernent pas uniquement la rencontre des deux leaders, mais aussi le contexte politique qui les entourait (en premier lieu, la guerre au Vietnam, la Révolution culturelle, les exactions à l'encontre des opposants politiques et des minorités, etc.). Fulljames parvient ainsi à créer élégamment entre ces deux univers anachroniques (agents archivistes du temps présent et personnages d'autrefois) une unité cohérente grâce à l'usage multifonctionnel des décors et notamment des accessoires sur scène. Les boîtes d’archives elles-mêmes deviennent des éléments importants, formant des murs, fenêtres ou parois, ou bien même des "êtres vivants" en prenant des formes d’animaux au deuxième Acte (le tout renforcé par la vidéo de Will Duke et la chorégraphie artistico-martiale de John Ross).
Leigh Melrose campe Richard Nixon avec beaucoup de vitalité vocale, appuyée sur un jeu d'acteur foisonnant d'élan et de mouvement. Son entrée est quelque peu discrète toutefois : la voix se distingue alors à peine de l'orchestre, mais s'épanouit dans toute sa splendeur par la suite. Son timbre soyeux et particulièrement épais dans l'assise domine alors au plateau avec un volume imposant, à l'image du caractère qu'il incarne, offrant un phrasé plein de rondeur et de nuances.
Le ténor coréen Alfred Kim se présente dans la peau de Mao Zedong d'une voix agile et radieuse qui, malgré une ampleur moins majestueusement déployée que son homologue américain, arbore une vigueur sonore digne de son statut d’"Empereur communiste" et de “Grand timonier”. Il manie délicatement les notes sur l'ensemble de sa ligne, et les passages en voix de tête sont savoureux même si les cimes restent pour la plupart du temps poussées, mais en préservant la stabilité d'intonation.
Jacques Imbrailo se distingue par son jeu persuasif en premier ministre chinois, Zhou Enlai, par son mimétisme et son chant sobre et chaleureux voués à susciter la sympathie. Le phrasé est pétri de rondeur et de musicalité, adossé à une voix large et nourrie sur toute son étendue.
La prestation de Borja Quiza correspond à la manière est dépeint le célèbre diplomate Henry Kissinger, sous des aspects bouffonesques et matérialistes fort peu plaisants. Sa sonorité est plus claire et sèche que celle du baryton-basse exigé pour la partition. La justesse se fait parfois vacillante mais sous l’effet de l'émission intensément vibrée, au service du comique, quoiqu’avec un jeu d'acteur distancié.
Sarah Tynan livre une interprétation vive de Pat Nixon, très crédible dans son apparence et jeu sur scène. Elle chante ses aigus avec force et vibrato, mais la voix demeure plutôt tendre et svelte. La justesse est sans faille et la prononciation soigneusement travaillée.
Jiang Qing (Madame Mao) chante sa partie d'une voix -celle d'Audrey Luna- incisive et sollicitée dans les suraigus jusqu'aux stridences. L'appareil est très souple et précis, trouvant son chemin par dessus l'orchestre même dans les forte puissants.
Les trois secrétaires de Mao (Sandra Ferrández, Gemma Coma-Alabert et Ekaterina Antípova) sont bien alignées dans leurs passages cadencés et déclamatoires, sans trop de largeur dans la portée mélodique. Elles assument ces rôles secondaires dans le chant et sur scène, d’un volume réservé et de timbres fuselés.
La cheffe Olivia Lee-Gundermann (qui remplace le directeur musical Ivor Bolton) dirige l'Orchestre et le Chœur de la maison avec grand calme, précision et coordination. Les péripéties rythmiques entre plateau et fosse (polymétriques, déplacements d'accents) de cette partition "minimaliste" sont rendues faciles et harmonieuses. Le chœur mixte incarnant le peuple chinois colore le contexte avec des chants puissants et idéologiques, notamment le passage "The people are the heroes now", bien rythmé et résonnant.
Le public madrilène acclame les chanteurs et musiciens à l'issue de ce spectacle qui fait désormais partie de l'histoire de ce Théâtre.