Manru, opéra en trois actes de Ignacy Jan Paderewski (1860–1941)

Créé à l’Opéra de Dresde, le 29 mai 1901
Production Opéra de Bühnen Halle, présentée en mars 2022
Coproduction Opéra national de Lorraine

Livret Alfred Nossig d’après le roman Die Hütte am Rand des Dorfes de Józef Ignacy Kraszewski

Direction musicale : Marta Gardolińska
Mise en scène : Katharina Kastening

Orchestre et Chœur de l’Opéra national de Lorraine
Chœur d’enfants du Conservatoire régional du Grand Nancy

Chef de chœur : Guilaume Fauchère
Assistanat à la direction musicale : William Le Sage
Scénographie, costumes : Gideon Davey
Lumières : Nathalie Perrier
Chorégraphie : David Laera
Dramaturgie : Boris Kehrmann
Assistanat à la mise en scène : Alixe Durand Saint Guillain

Hedwig : Janis Kelly
Ulana : Gemma Summerfield
Manru : Thomas Blondelle
Urok : Gyula Nagy
Asa : Lucie Peyramaure
Oros : Tomasz Kumięga
Jagu : Halidou Nombre
Jeunes paysannes : Heera Bae, Jue Zhang
Voix des montagnes : Yongwoo Jung, Jue Zhang

Nancy, Opéra National de Lorraine, vendredi 12 mai 2023, 20h

L'Opéra de Lorraine présente la première française de Manru, opéra du compositeur polonais Ignacy Jan Paderewski. Mieux connu pour ses talents de pianiste virtuose, son unique incursion dans le domaine lyrique lui vaut un succès d'estime qui s'éteindra avec la première guerre mondiale. Présenté en version allemande sous la direction de la directrice musicale Marta Gardolińska et dans la mise en scène de Katharina Kastening, l'ouvrage fait la part belle à une expression et un style authentiquement slave mais agrémenté de nombreuses références au romantisme wagnérien et verdien. Le livret donne un côté "Carmen polonais" à cette histoire très politique où deux communautés s'affrontent et constatent l'impossibilité de communiquer – symbolisés par le mariage malheureux du tzigane Manru avec la villageoise Ulana. 

Thomas Blondelle (Manru), Lucie Peyramaure (Asa)

L'Opéra de Lorraine présente la première française de Manru, unique opéra du compositeur polonais Ignacy Jan Paderewski. Mieux connu pour ses talents de pianiste virtuose, sa carrière musicale a connu son point culminant aux Etats-Unis avant son retour en Pologne à la fin de la Première Guerre mondiale. Accueilli en héros national, Paderewski fut élu à la tête du gouvernement polonais pour participer à la reconstruction de son pays. Unique incursion dans le domaine de l'opéra, Manru est créé en 1901 à l'opéra de Dresde dans une version allemande et connaîtra un succès dans plusieurs villes européennes. L'année suivante, il est donné en version anglaise sur la scène du Metropolitan Opera de New York et part en tournée à Philadelphie, Chicago, Boston, Baltimore et Pittsburgh. C'est la version allemande qui est présenté aujourd'hui à Nancy, sous la direction de Marta Gardolińska et dans la mise en scène de Katharina Kastening.

Manru est une œuvre qui traite de la thématique du racisme et de la xénophobie sur un livret rédigé par Alfred Nossig d’après le roman "La Cabane derrière le village" de l'écrivain polonais Józef Ignacy Kraszewski. La tonalité générale et la psychologie des personnages ont une résonance étonnamment contemporaine, sur fond de conflit local entre les habitants d'un village situé dans les montagnes des Tatras et celui des Tziganes. On est dans l'Est de l'Europe, dans une région et une ambiance qui n'est pas sans rappeler Mtsensk, cette obscure bourgade qui servait de décor à la "Lady Macbeth" de Dmitri Chostakovitch d'après un livret d'Alexandre Preis. Il y a dans Manru une continuité et une inspiration proprement littéraire qui rapproche l'affrontement de ces communautés rurales avec l'ennui tragique de la Bovary russe. Le roman de Kraszewski fait du tzigane Manru le héros d'une histoire très proche de la Carmen de Mérimée, adaptée par Meilhac-Halévy.

La particularité ne vient pas seulement d'une inversion de genre mais plutôt dans le fait que l'opéra de Paderewski s'intéresse à une large dimension sociale qui dépeint les relations conflictuelles et violentes qui résultent du racisme et de la xénophobie. On observe au passage combien la trame narrative est particulièrement complexe et aux limites de l'incohérence. La mise en scène Katharina Kastening se heurte aux accessoires romantiques du philtre d'amour et de l'assassinat amoureux, produisant des situations rocambolesques qui se courent après sans toujours trouver du sens. Couronnée pour cette production créée à l’Opéra de Bühnen Halle, du prestigieux prix FAUST Perspective 2022, le travail de la jeune metteuse en scène anglaise ne recule devant aucun détail qui impliquent dans l'opéra une forme de réflexion politique. Ainsi cette paysanne Jadwiga qui reproche à sa fille Ulana son mariage avec Manru. La mise en scène la désigne (assez lourdement) comme la représentante de l'ordre social, habillée d'un étrange et austère tailleur Chanel qui tranche avec les vêtements de seconde main de sa fille. Le livret fait disparaître de façon incongrue cette mère la morale mais la scénographie ne peut s'y résoudre puisqu'on la revoit à la toute fin, entourée par les villageois et faisant face à la communauté tzigane. Le personnage du nain Urok est amoureux de Ulana, mais propose pourtant de lui confectionner une potion censée renforcer l'amour de Manru – une potion dont le pouvoir semble s'émousser puisque le volage tzigane s'en va à l'acte III retrouver son flirt de jeunesse et laisse femme et enfant derrière lui… Au-delà du fait que le baryton Gyula Nagy qui incarne Urok n'a rien d'un nain, il est scéniquement abandonné à la contradiction d'un livret qui en fait potentiellement un personnage négatif manœuvrant pour récupérer la jeune fille abandonnée… On a le sang chaud dans les Tatras mais comme le philtre ne joue pas son rôle, Urok se borne à passer du rôle de l'amant transi à celui du vengeur assassin par dépit du désinvolte Manru.

Gemma Summerfield (Ulana), Thomas Blondelle (Manru)

La scénographie de Gideon Davey alterne la banalité et le didactisme appuyé avec ce sol imitant une surface irrégulière et pierreuse, monté sur une très inutile tournette coupée en eux par un paravent en plexiglas opaque qui sert à la fois de séparation spatiale et sociale : d'un côté les tziganes, de l'autre les villageois. Descendant des cintres et remontant en ballotant parfois au gré d'un choc avec un figurant ou un obstacle, cette cloison amovible offre par transparence la possibilité de jeux d'ombres et de lumières (signées Nathalie Perrier). C'est le cas au début de l'acte III, avec ce ballet fantomatique qui accompagne l'errance de Manru dans la forêt avec ces silhouettes en ombres chinoises qui rejouent pour lui les épisodes de sa vie passée.

Plus prosaïque, la "cabane" de Manru (qui donne son titre au roman de Kraszewski) exhibe de fragiles cloisons de plexiglas qui lui donnent un aspect de construction illégale et d'habitat précaire. Pour s'assurer d'une parfaite compréhension du public, on lit très lisiblement des inscriptions xénophobes taggées par les villageois dans le genre "On est chez nous" ou "Sale étranger". Les costumes prennent le relai pour montrer la précarité financière de Manru et sa femme. Vêtu d'une chemise à carreaux rouges et noirs, il monte régulièrement sur le toit de sa bicoque pour tenter de réparer la toiture alors que les cloisons menacent de céder… Rien de stéréotypé côté tzigane, si ce n'est des couleurs un peu plus vives comme la robe de Asa, l'amour de jeunesse de Manru.

Des couleurs, on en retrouve en abondance dans la musique – un flux tendu, ruisselant et rutilant à souhait. L'oreille repère sans peine un nombre impressionnant d'allusions au Ring de Wagner, au Trouvère de Verdi, le tout agrémenté de larges références à la musique folklorique tzigane. Cette panmusicalité verse délibérément dans une effusion mélodramatique, avec des duos d'amour où l'oreille se noie dans de claires réminiscences du printemps de Siegmund et Sieglinde ou bien la nuit qui enveloppe Tristan et Isolde. La lecture littérale du livret perd très souvent tout intérêt, au profit d'une écoute où l'on s'abandonne et on se laisse surprendre par l'immiscion d'un violon versant une mélodie liquoreuse depuis le premier balcon, ou bien sur le plateau de scène, picorée par des traits rebondissant de cymbalum… D'autres éléments plus singuliers s'invitent à l'écoute, comme cette machine à vent, moins couleur locale que véritable décor sonore, ou bien le martèlement d'une plaque de métal qui rappelle (en plus discret toutefois) la forge de Siegfried ou bien le chœur des forgerons du Trouvère.

Tomasz Kumięga (Oros)

On ne lutte pas contre ce livret au kilomètre avec des forces vocales qui pourraient en souligner le côté insipide. C'est ce que doit penser de toute évidence le ténor Thomas Blondelle qui incarne un rôle principal à la lisière d'un Siegmund ou d'un Parsifal. Franchissant (non sans efforts) les registres escarpés de la ligne vocale, il puise dans une interprétation qui donne priorité à l'héroïsme du personnage de paria. Tant de brio et de projection ont tendance à sous-dimensionner la prestation Gemma Summerfield, Ulana sensible et dont la fragilité laisse pressentir dès le début l'issue fatale lorsqu'elle comprend qu'elle ne peut retenir Manru. Gyula Nagy assure le rôle ambigu de Urok avec un instrument qui hésite entre la noirceur malaisée et un phrasé plutôt convenable. Luttant contre des répliques qui peinent à le situer scénographiquement, il tire plutôt bien son épingle du jeu mais n'atteint pas à l'interprétation de Tomasz Kumięga en Oros, son alter ego tzigane. La brièveté du rôle laisse entendre des qualités qu'on aimerait mieux exploitées, tout comme la fiancée Asa, chantée avec conviction et sens authentique du coloris par Lucie Peyramaure, déjà entendue (et remarquée dans une récente Iphigénie en Tauride donnée in loco). On est ici à une hauteur que n'atteignent hélas pas Halidou Nombre (Jagu) et Janis Kelly (Hedwig), embarrassés pas une présence en scène falote et une projection en-deçà.

L'Orchestre et le Chœur de l’Opéra national de Lorraine sont placés sous la direction véhémente et précise de Marta Gardolińska. Déjà remarquée dans Der Traumgörge de Zemlinsky et Carmen à Strasbourg, la directrice musicale livre du chef d'œuvre de Paderewski une lecture puissamment engagée, capable d'en rehausser par la seule force de la musique le message universel et ce, malgré la faiblesse du livret et des situations dramaturgiques. La virtuosité des enchaînements et la transparence des leitmotivs traduisent une inspiration slave jamais gratuite ou surannée. La cohérence des chœurs adultes et enfants est un autre signe évident du travail accompli pour un ouvrage aussi sollicitant.

Gemma Summerfield (Ulana), Thomas Blondelle (Manru)
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David Verdier
David Verdier Diplômé en musicologie et lettres modernes à l'université de Provence, il vit et enseigne à Paris. Collabore à plusieurs revues dont les Cahiers Critiques de Poésie et la revue Europe où il étudie le lien entre littérature et musique contemporaine. Rédacteur auprès de Scènes magazine Genève et Dissonance (Bâle), il fait partie des co-fondateurs du site wanderersite.com, consacré à l'actualité musicale et lyrique, ainsi qu'au théâtre et les arts de la scène.

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