Brett Dean (né en 1961)
Hamlet (2017)
Opéra en deux actes
Livret de Matthew Jocelyn d'après William Shakespeare
Création au Festival de Glyndebourne, le 11 juin 2017

Direction Musicale : Vladimir Jurowski
Mise en scène : Neil Armfield
Décors : Ralph Myers
Costumes : Alice Babidge
Lumières : Jon Clark
Chorégraphie : Denni Sayers
Combats : Nicholas Hall
Dramaturgie : Laura Schmidt

Allan Clayton : Hamlet
Caroline Wettergreen : Ophélie
Sophie Koch : Gertrude
Rod Gilfry : Claudius
Charles Workman : Polonius
Sean Panikkar :
Laërte
Patrick Terry
 : Rosencrantz
Christopher Lowrey : Guildenstern
Jacques Imbrailo : Horatio
John Tomlinson : le spectre du père de Hamlet, fossoyeur, acteur 1
Andrew Hamilton : Marcellus, acteur 4
Liam Bonthrone : Acteur 2
Joel Williams : Acteur 3
James Crabb : Accordéoniste
Semi choeur : Rheinstimmen Ensemble, Ursula Göller, Julia Hagenmüller,, Phillipa Thomas, Eva Marti, Ilja Aksionov, Gabriel Sin, William Drakett, George Clark

Bayerischer Staatsopernchor
Direction : Rustam Samedov
Bayerisches Staatsorchester

Production de Glyndebourne, coproduction Festival d'Adelaide, Metropolitan Opera New York

Munich, Nationaltheater, mercredi 5 juillet 2023, 19h

En présentant l’extraordinaire Hamlet (d’Ambroise Thomas) signé Krzysztof Warlikowski ce printemps à Paris, nous constations la rareté des adaptations à l’opéra, et la difficulté à profiler cette histoire complexe pour un livret d’opéra. Récemment pourtant, il y a eu plusieurs adaptations pour l’opéra à partir de Die Hamletmaschine de Heiner Müller (1977) comme celle de Wolfgang Rihm en 1987 ou Die Hamletmachine-oratorio de Georges Aperghis en 1999–2000, et à partir de la pièce de Shakespeare, on peut citer Christian Jost en 2009 (à la Komische Oper de Berlin) ou Anno Schreier en 2016 au Theater an der Wien, voire Timo Jouko Hermann en 2017 à l’Oper Dortmund. L’œuvre de Brett Dean, compositeur australien né en 1961 qui a longtemps été altiste au Philharmonique de Berlin (entre 1985 et 1999) a été créée avec un immense succès en 2017 au Festival de Glyndebourne sous la direction de Vladimir Jurowski dans la mise en scène de Neil Armfield.
C’est cette production qui a inauguré le Festival 2023 à Munich et dont nous rendons compte. Signalons par ailleurs que ce site a déjà rendu compte de sa présentation au MET de New York en 2021–2022 (on peut lire l’article ci-dessous « pour poursuivre la lecture »).
La production munichoise est celle de la création, mais n’est pas la création en Allemagne qui a eu lieu en novembre 2019 à l’Opéra de Cologne sous la direction de Duncan Ward dans une mise en scène du librettiste Matthew Jocelyn. 

Le spectacle magnifiquement interprété pose néanmoins diverses questions à la fois sur la partition, sur la question de l’adaptation – il est intéressant d’ailleurs de comparer le livret de Matthew Jocelyn et celui de Jules Barbier et Michel Carré pour le Grand Opéra d’Ambroise Thomas – mais aussi sur la mise en scène appliquée et bien faite, qui montre les différences d’approche entre la culture scénique anglosaxonne et la culture d’Europe continentale et notamment allemande. En tout état de cause, il faut saluer l’initiative munichoise parce qu’entre réussites et éléments plus discutables, elle pose de vrais problèmes de théâtre.

 

C’est le deuxième Hamlet de la saison pour Wanderer, le premier étant celui d’Ambroise Thomas à l’Opéra national de Paris. Deux spectacles totalement opposés, qui posent la question à la fois de l’adaptation, de la dramaturgie et de la mise en scène. L’Hamlet d’Ambroise Thomas, appuyé sur la pièce d’Alexandre Dumas, est un Grand Opéra « à la française » qui paradoxalement simplifie l’intrigue en éliminant des personnages et non des moindres (Rosencrantz et Guildenstern), la transforme en laissant Hamlet vivant et monarque en une sorte d’amer happy end, et tout aussi paradoxalement permet à un Krzysztof Warlikowski inspiré d’offrir une vision au cœur du mythe, avec un travail sur l’acteur au cordeau, (on a encore en tête Ludovic Tézier) menant l’œuvre au triomphe presque malgré elle, oserais-je dire.

Brett Dean au moment des saluts lors de la Première le 26 juin 2023

L’Hamlet de Brett Dean au livret signé par Matthew Jocelyn est plus fidèle à la trame shakespearienne, avec un jeu amusé sur toutes les citations célèbres et  tous les personnages du drame en place, et pourtant, certaines longueurs en ralentissent le rythme, malgré là encore des performances d’acteurs exceptionnelles dans une mise en scène de Neil Armfield très précise dans l’accompagnement très ciselé des personnages, mais qui pour le reste ne va pas plus loin qu’une illustration élégante, décrivant la psyché du héros sans s’y plonger totalement, laissant les scènes se dérouler sans vraie prise de décision dramaturgique, sinon des décors (de Ralph Meyers) vus à l’envers et à l’endroit, signifiant littéralement au propre et au figuré « l’envers du décor ».
Mais la mise en scène accompagne scrupuleusement le livret d’une œuvre en soi difficile à cerner à l’opéra. Nous avons déjà remarqué l’absence relative d’adaptations d’Hamlet dans le grand répertoire d’opéra pendant tout le XIXe siècle (avant Ambroise Thomas en 1868, on note en 1865 un Amleto de Franco Faccio créé à Gênes sur un livret de Arrigo Boito quand même). L’œuvre est foisonnante, doit remplir la scène et occuper le spectateur (debout à l’époque de Shakespeare) en une succession de moments, de lieux, d’actions en un rythme qui s’adapte mal à l’opéra, et la pièce est presque trop grande, trop fameuse avec ses répliques culte, pour permettre une adaptation satisfaisante. En ce sens, malgré ses infidélités, le livret de Jules Barbier et Michel Carré n’est pas mal fait pour la scène lyrique.

Hamlet (Allan Clayton)

Ici, la première partie dure 1h50 avec des longueurs que la musique ne raccourcit pas (les deux parties sont mal coupées à mon avis), et la deuxième partie plus concentrée (1h environ) est plus réussie, mais le produit fini est à la fois respectable et un peu bancal.
La musique de Brett Dean n’aide pas non plus. Ce n’est pas une musique si « difficile » au sens où elle est accessible à un large public souvent un peu rétif devant les œuvres nouvelles. Mais du point de vue mélodique, elle reste pauvre, linéaire, tirée systématiquement vers les basses, avec çà et là des aspérités qui correspondent à des moments de crise avec usage brutal des percussions ou des cuivres et d’autres enfin qui semblent essayer de reproduire l’âme tourmentée du héros, des lignes indéfinies, peu stables, des sons zézayants qui surprennent, comme un essai de description musicale d’un état de trouble profond.
La pâte sonore reste toujours particulièrement dense, avec un sens aigu de l’orchestration (on sent que Brett Dean a passé une quinzaine d’années aux Berliner Philharmoniker), faite de reflets, de couleurs très diverses, souvent sur le mode du chuintement, plus susurré qu’exprimé nettement, comme une palette sonore très large exprimée en mode mineur par un orchestre au total particulièrement nombreux et virtuose (le Bayerisches Staatsorchester à son meilleur).
Ce n’est pas un travail plat, et c’est loin d’être sans intérêt, mais au total cela peine à emporter l’adhésion parce que cela devient vite un système qui semble tourner sur lui-même. L’utilisation des voix elle-même a quelques chose de quelquefois mécanique, on le ressent dans la manière dont le chant d’Ophelia est traité (magnifique Caroline Wettergreen) de manière physique, presque accidentée, ou dans la manière dont sont rendus Rosencrantz et Guildenstern, deux voix de contre ténors vus comme voix jumelles, comme du mécanique dans du vivant (l’expression est de Bergson à propos du rire), parfaitement incarnés d’ailleurs par Patrick Terry (qui a chanté le rôle aussi bien lors de la tournée Glyndebourne on tour qu’à Cologne) et Christopher Lowrey (qui l’a créé à Glyndebourne et repris au MET). Leur timbre sonne étrangement face aux autres voix et donne à leur prestation une couleur un peu hors sol, comme deux personnages à part, un pas de côté, des faux jumeaux, mêmes costumes, voix voisines, comme une double face du même, à la limite du réel, à la fois importants et inexistants qui ont pourtant fait les beaux jours de la pièce puis du film de Tom Stoppard Rosencrantz And Guildenstern Are Dead

Hamlet (Allan Clayton)

La distribution absolument remarquable met en relief de subtiles différences de couleurs vocales.  Voyons les ténors, après les contreténors, Rosencrantz et Guildenstern, vraiment remarquables d’impersonnalité incarnée que nous venons d’évoquer, nous trouvons le Laertes de Sean Panikkar, timbre clair, voix vaillante, jeune, ouverte, tellement présente, fils de Polonius, autre voix de ténor, nettement plus mûr, au timbre assombri, Charles Workman qui donne au personnage un grand relief humain, pour enfin nous arrêter à la voix d’Hamlet, ténor encore mais d’autre sorte, plus héroïque, moins raffiné, plus fissuré presque incroyablement incarné par Allan Clayton. Nous avons entendu Allan Clayton à la Komische Oper dans Candide et dans Jim Mahoney de Mahagonny (tous deux mis en scène par Barrie Kosky) : dans cet Hamlet, on entend en arrière-plan le déchirant Jim Mahoney, déchirant parce que déchiré, structurellement lacéré. Clayton est un ténor de « grand caractère », qui a travaillé essentiellement au Royaume Uni (c’est un Peter Grimes exceptionnel) et qu’on a vu assez récemment (dans les dix dernières années) sur les scènes européennes, Aix, Opéra-Comique de Paris, Komische Oper de Berlin…
Sa prestation est époustouflante, il est expressif, il sait dessiner et ciseler chaque mot (ainsi, on est stupéfait de le voir entamer l’œuvre par ce «  …or not to be… » ligne à la fois directrice et ambiguë de l’œuvre) il est parfaitement mobile, circule partout, corps présent et absent dans les scènes de foule, sorte d'ombre vêtue de noir quelquefois menaçante) et incroyablement leste (la scène du duel est à ce titre prodigieuse). La voix est forte, magnifiquement projetée, vibrante : elle porte en elle le drame et la déchirure. Prodigieuse incarnation, sans doute désormais attachée à ce rôle qu’il semble porter en lui comme un enfant qu’on chérit. Immense.

Caroline Wettergreen (Ophelia)

Nous avons évoqué Caroline Wettergreen dans Ophelia, une incarnation bouleversante qui reçoit d’ailleurs une ovation d’un public totalement conquis. Elle est cette Ophelia sur le fil du rasoir, éthérée comme on rêve Ophelia, mais rien de l’Ophélie romantique de Thomas, elle sait être rauque, provocatrice, grinçante, elle joue elle aussi sur les frontières de la folie c’est-à-dire comme ces héroïnes de Belcanto qui remplissent la scène de leur voix paroxystique, mais jouant en plus de différentes facettes vocales et d’une indéniable présence physique qui la rend aussi ambiguë que très contemporaine.

Caroline Wettergreen (Ophelia) Sophie Koch (Gertrude)

La Gertrude de Sophie Koch darde des aigus métalliques qui conviennent bien à la figure voulue, toute de lacération et d’angoisse, avec une très grande présence scénique qui lui confère une noblesse indéniable, et cette aura que toute Gertrude doit avoir (et que Warlikowski a si bien traduit dans sa vision à Paris ce printemps), la voix est puissante, mûre, et s’allie parfaitement en contraste à celle d’un Rod Gilfry lui aussi plein d‘autorité, mais dont la voix trahit une autorité fragile, moins affirmée, notamment face à l’Hamlet de Clayton, et même à côté du Polonius d’un grande présence de Charles Workman, sombre et à la fois noble et terriblement humain massacré « par erreur » par Hamlet alors qu’il est dissimulé dans une armoire, Gilfry joue de sa voix pour afficher l’ambiguïté, le mensonge, la dissimulation. Entre un Gilfry affirmé mais dont la voix trahit les fissures, et un Workman ici distribué pour sa présence vocale, mais dont la voix au timbre moins sec mais chaleureux, use de ses petites lézardes pour en faire des éléments d’une grande force, et d’une véritable éloquence : nous avons une mise en perpective vocale parfaitement en place de ce qu’est cette œuvre qui est aussi l’histoire de générations qui veulent absolument se survivre (Claudius, Gertrude, Polonius), face à ceux qui montent (Laërtes, Hamlet, Ophélie) avec pour résultat l’universel massacre.

John Tomlinson (le fossoyeur), Hamlet (Allan Clayton)

Et puis cette distribution laisse place aussi à la légende, par la présence de  Sir John Tomlinson, ex-immense Wotan et interprète de tant d’autres rôles, dans le spectre, mais aussi le fossoyeur (en quelque sorte et en tirant un peu l’image le contenu et le contenant) et aussi l’un des acteurs. John Tomlinson comme personnage spectral et spectre est vraiment encore imposant, lui dont la plasticité lui a fait aborder tant de rôles et de répertoires. À 77 ans il reste vocalement et scéniquement très présent et donne à ses scènes une force évocatoire renforcée y compris en roi Gonzague dans la pantomime qui offre l’impression d’un jeu de cartes vivantes sorties de leur cadre de carton.

Le roi Gonzague à terre (John Tomlinson) dans la scène des comédiens

L’élégant Jacques Imbrailo en Horatio discret, de sa voix de baryton claire aux limites du baryténor (il fut un beau Pelléas à Zurich dans la mise en scène de Tcherniakov) est émouvant notamment dans la scène finale où il tient Hamlet presque comme dans une Pietà. Là encore les voix se déclinent entre deux générations de barytons, de Rod Gilfry à Jacques Imbrailo, montrant ainsi la permanence d’un jeu musical sur les couleurs vocales, comme on entend en fosse celle des couleurs instrumentales, mais beaucoup de ces voix sont sur les limites, un ténor vaguement barytonnant ou un baryton vaguement ténorisant, sur un fil de rasoir qui est en réalité toute la pièce, et en cela ce n’est pas si mal trouvé musicalement et montre que Brett Dean sait utiliser les voix pour leur donner une valence qui dépasse la simple tessiture. Notons enfin la belle présence des membres du studio ou de la troupe locale, Andrew Hamilton (troupe), Liam Bonthrone et Joel Williams (Studio) auxquels Serge Dorny accorde beaucoup d’attention.

Image finale : Horatio (Jacques Imbrailo) Hamlet (Allan Clayton)

Tout cela constitue une distribution de haut niveau (sans doute la meilleure depuis la création).
La présence du chœur est essentielle, préparé par Rustam Samedov, chef de chœur à Cologne qui a préparé la création allemande de l’œuvre en 2019. Le Staatsopernchor est affirmé, imposant même quelquefois, avec un effet renforcé quand une partie est en salle, et lui répond en écho le semi-chœur, présenté comme un personnage dans la distribution, qui lui aussi en tant que Rheinstimmen Ensemble avait assuré la création allemande. Dans la fosse, il a une présence indéniable et particulièrement marquante, notamment lors de l’apparition du spectre. Mais la présence de ces voix-instruments montre ce que nous disions du plateau, il y a au-delà des personnages comme une instrumentalisation de la voix qui prolonge ou qui renforce l’orchestre, comme n’importe lequel des instruments.
Vladimir Jurowski avait créé l’œuvre avec son orchestre d’alors le London Philharmonic Orchestra (dont le manager fut il y a longtemps un certain Serge Dorny), il la reprend avec celui d’aujourd’hui, le Bayerisches Staatsorchester qui une fois de plus montre quelle très grande phalange il est.
Jurowski plonge dans cette partition épaisse, hyper-orchestrée, avec une précision étonnante. On le sent toujours à l’aise dans ces partitions massives, aux couleurs variées, aux détails infimes qu’il s’emploie à révéler, dont il excelle à tirer des lignes, à les faire se tisser, à en exalter aussi quelquefois la puissance, à ménager les surprises aussi, en soulignant ici le sarcasme ou l’ironie, là l’émotion, ailleurs la tragédie, il rend une impression de bruissement dans une forêt où tout se répondrait. L’orchestre est très présent à toutes les sollicitations, offrant quelquefois des sons à la limite de l’audible, à la légèreté d’un souffle fragile et d’autres fois des sons puissants, incisifs, sans jamais faillir. Si la musique en soi n’a pas, comme nous l’avons plus haut esquissé, l’intérêt ni la profondeur d’autres créations contemporaines qu’elles soient shakespeariennes (on pense au Lear de Reimann dans cette maison qui a déjà tout de même 45 ans) ou non (on pense à la toute récente création aixoise d’Innocence de Saariaho, qui vient hélas de disparaître), ou d’œuvres de George Benjamin, elle offre néanmoins à un chef d’orchestre de grand niveau comme Jurowski la possibilité de jouer sur un riche clavier de couleurs, de rythmes, de respirations et qui ainsi la fait « tenir » et la porte au triomphe, ce qui a été le cas à Munich, car l’accueil du public a été triomphal à la première, comme à cette troisième représentation.

Hamlet (Allan Clayton) en trouble-fête

Nous avons laissé la mise en scène pour la fin, parce qu’il nous semble qu’elle adhère parfaitement à une musique et à un propos que nous voulions d’abord décrire. Elle est à l’opposé, nous le soulignons encore, de l’approche dramaturgique d’un Warlikowski qui pose comme ombre portée, l’Hamlet de Shakespeare et le mythe écrasant qu’il porte avec lui, même sur le livret un peu gauchi de Jules Barbier et Michel Carré.
Le livret de Matthew Jocelyn est au contraire fidèle à la trame shakespearienne, tout en rabotant çà et là, mettant en exergue dès l’ouverture le personnage d’Hamlet par un monologue « …or not to be » qui pose immédiatement la donnée centrale : où suis-je entre la folie et la raison, entre le réel et mes chimères ? Un questionnement qu’Ophelia elle-même pose dans sa scène de la folie.

En ce sens, le metteur en scène Neil Armfeld va travailler d’abord sur les personnages et en particulier sur le personnage d’Hamlet qui va traverser pratiquement toutes les scènes, comme en transparence, dans une présence absence aux mouvements quelquefois liés à l’action et quelquefois comme en marge, qui en feraient un concerto pour Hamlet et orchestre. D’ailleurs Armfield isole tous les personnages sous un maquillage blanc, comme pour marquer le jeu du théâtre, pour marquer de manière presque brechtienne que nous sommes au théâtre, dans un travail qui par ailleurs n’a rien de brechtien. Jeu en abyme qui est ici traité comme élément, plus que donnée dramaturgique forte. N’auraient-ils pas tous été maquillés de blanc, cela aurait-il changé quelque chose ?
Mais pour une fois le public se confronte à une œuvre contemporaine à la musique accessible et à la mise en scène lisible. Du pain béni pour les ennemis du Regietheater…
Ici tout est clair et explicable, tout se suit avec une certaine fluidité, les scènes s’enchaînent sans hoquet, avec de sages et beaux éclairages de Jon Clark, ça commence même (presque) comme la fête de Traviata, et la modernité existe puisque les costumes ( de Alice Babidge) sont contemporains. Toute la confiance est donnée à la conduite d’acteurs, très bien menée, parce que dans la bonne tradition anglo-saxonne, c’est l’acteur qui fait la pièce et pas le metteur en scène…
Il n’y a donc pas de ligne dramaturgique au-delà de l’illustration de la trame, et des signes identifiables à l’œil nu, comme le décor qui se tourne pour faire voir comme des coulisses au moment de la scène des comédiens, ou qui reste inversé pour montrer l’ambiguïté entre le réel et le représenté, le réel et le figuré.
Certains moments sont aussi théâtralement spectaculaires comme la scène du fossoyeur et du crâne de Yorick, où le plafond descend sur scène, dans un effet supplémentaire d’envers (d’enfer ?) du décor puisque si le plafond devient sol, le sous-sol, ce qui est dans la tombe, est le décor précédent de la trame, comme indication redondante de la mortalité des choses, que le crâne de Yorick indique aussi. Une sorte de construction en abyme où ce qu’on croit vivant est mort et où la vie n’a plus de valeur. La scène de folie d’Ophelia est, nous l’avons évoqué, fort bien réglée (ce que nous disions du travail d’acteur) dans sa subtilité aux frontières de la folie et Caroline Wettergreen à demi-nue est impressionnante dans sa composition.

Allan Clayton (Hamlet), Sean Panikkar (Laertes) au fond Claudius (Rod Gilfry) et Gertrude (Sophie Koch)

Enfin la scène du duel nous rappelle que nous sommes chez Shakespeare, qui est succession de moments tragiques, comiques, mélodramatiques, et de mouvements : cette scène de cape et d’épée est comme sortie d’un roman de Dumas, tout en étant un carnage, au point que dans la salle certains (à juste titre) ricanent. On nous offre dans les dernières minutes de l’hyper-action très bien réglée (combat réglé par Nicholas Hall), où les cadavres s’amoncellent et qui finit par Hamlet dans les bras d’Horatio dans la position du Christ en Pietà disant sa fameuse réplique «… le reste est silence » ( …the rest is silence), ce qui est bien le moins puisqu’ils sont tous morts.

Ce travail d’ensemble est propre, bien réglé, attentif au jeu, respirant parfaitement en rythme avec le livret, au point d’être ennuyeux quand la musique fait entendre des longueurs, sans chercher à les pallier. Ce n’est pas un travail d’un autre âge ou poussiéreux, c’est simplement un travail emblématique de spectacles d’outre-Manche, d’outre-Atlantique ou d’Australie dont Neil Armfield est originaire qui posent d’abord la question de la cohérence du spectacle, de sa lisibilité, avant de poser celle d’une dramaturgie dont découlerait la vision scénique qui est plutôt une approche européenne, et particulièrement germanique. Le spectacle laisse plus à voir agréablement qu’à penser, chacun y trouve son compte s’il n’a pas trop envie de se passer la cervelle à la moulinette des profondeurs « hamlétiennes » et veut passer plus de trois bonnes heures de spectacle vocalement de grand niveau et scéniquement bien fait. On en sort satisfait avec la certitude cependant que le spectacle ne vous hantera pas pour des jours et des jours ni ne garnira la bibliothèque du cœur. Non ce n’est pas un chef d’œuvre, en tous cas pas celui qu’on avait cru entrevoir en lisant la presse de 2017.
Il reste que j’ai lu çà et là qu’il fallait du courage pour en proposer en ouverture de Festival une œuvre contemporaine, mais encore plus la reprise d’une ancienne production, vieille de six ans, qui a fait le tour de la terre (Royaume Uni, Australie, USA, et maintenant Munich), un crime de lèse-Munich en quelque sorte.
D’une part je doute que le public munichois ait été présent en masse à Glyndebourne ou à Adelaide, d’autre part le côté « accessible » de la production, musicalement comme scéniquement, a enthousiasmé le public présent, certes moins nombreux que pour un Otello et fait de cet Hamlet un vrai succès. C’était pour tout le public une authentique découverte. Même si quelques-uns n’ont pas eu leur « nouveauté » exclusive dans leur plat de porcelaine (de Nymphenburg), la réponse des spectateurs a montré la réussite de l’entreprise. Il reste à la Bayerische Staatsoper le courage de l’inscrire au répertoire,

John Tomlinson (le Spectre), Allan Clayton (Hamlet)
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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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