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Justice d’Hèctor Parra, en création mondiale à Genève

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Genève. Grand Théâtre. 22-I-2024. Hèctor Parra (1976) : Justice, opéra en cinq actes pour solistes, choeur et grand orchestre sur un livret de Fiston Mwanza Mujila d’après un scénario de Milo Rau. (Création mondiale). Mise en scène : Milo Rau. Scénographie : Anton Lukas. Costumes : Cedric Mpaka. Lumières : Jürgen Kolb. Vidéos : Moritz von Dungern. Dramaturgie : Giacomo Bisordi, Clara Pons. Avec Peter Tantsits, Le directeur ; Idunnu Münch, La femme du directeur ; Katarina Bradić, Le chauffard ; Willard White, Le prêtre ; Simon Shibambu, Le jeune prêtre ; Serge Kakudji, Le garçon qui a perdu ses jambes ; Axelle Fany, La mère de l’enfant mort ; Lauren Michelle, L’avocate, L’enfant mort ; Fiston Mwanza Mutila, Le librettiste ; Joseph Kumbela, Pauline Lau Solo, Les victimes. Choeur du Grand Théâtre de Genève (chef des choeurs : Mark Biggins). Orchestre de la Suisse Romande. Kojack Kossakamvwe (guitare). Direction musicale : Titus Engel

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Considéré comme l'évènement majeur de cette saison du Grand Théâtre de Genève, la création mondiale de Justice du compositeur catalan ne convainc pas par manque de dramaturgie malgré une belle distribution.


La direction du Grand Théâtre de Genève avait vu grand puisqu'elle avait invité une centaine de journalistes et critiques pour assister à la Première de la création mondiale de Justice, une œuvre composée par sur un livret de l'écrivain congolais . En parodiant «La Trahison des images», le célèbre tableau de René Magritte représentant une pipe, accompagnée de la légende : « Ceci n'est pas une pipe. », on peut affirmer que l'opéra du compositeur catalan n'est pas à proprement parler un opéra. Selon la définition du dictionnaire Robert : Opéra (nom masculin) Ouvrage dramatique mis en musique, composé de récitatifs, d'airs, de chœurs avec accompagnement d'orchestre. Or ce à quoi le public assiste est une suite de tableaux hantée par divers personnages, victimes, venant clamer sur le devant de la scène, le malheur dans lequel les plonge les conséquences d'un terrible accident de la route qui a vu, en février 2019 en République démocratique du Congo, un camion-citerne chargé d'acide sulfurique se renverser suite à sa collision avec un minibus faisant 21 morts et une dizaine de blessés graves.

Quand le rideau se lève, l'accident a déjà eu lieu comme le montre ce camion-citerne, les roues en l'air gisant dans le fond de scène. On imagine qu'à partir de là vont se nouer des intrigues, des susceptibilités, des confrontations, des jalousies, des trahisons, des drames entre les personnages. Or, il n'en est rien. Le librettiste, présent sur la scène, intervient à divers moments pour introduire chaque acte. Il nous indique ce qu'on va voir sur un écran où sont projetées les images de corps écrasés, rongés par l'acide. Plus tard, ce sera la figure du personnage appelé «le milliardaire», un habitant du village qui a perdu ses jambes dans l'accident, puis ce sera le tour des paysages où, sur des chemins défoncés roulent quelques motocyclettes. Nous ne sommes pas à l'opéra mais dans un film documentaire.

Un documentaire où les intervenants, les victimes, chantent plutôt que de parler. Dans un langage poétique malgré la tristesse du propos, on regarde les scènes se suivre sans que jamais le théâtre n'y fasse irruption. Sauf peut-être dans cette ultime scène où la mère de l'enfant mort, après avoir réclamé et reçu de l'argent de la femme du directeur passe à côté du grand prêtre sans lui adresser un seul regard, se rendant compte de la désapprobation du prélat à cet abandon de dignité face à l'argent. Par rapport à un thème aussi douloureux, la direction d'acteurs et la mise en scène de souffrent d'indigence et de inaboutissement. On reste dans le questionnement sur l'opportunité et la raison de cette enfant faisant voler un drone. Comme pour cette grande table où, en apparence, on dîne. Pour qui s'est procuré le programme de la soirée, il apprendra dans l'argument que nous sommes aux préparatifs d'un dîner de charité pour l'ouverture d'une école dans le village de l'accident. Dont acte. Mais pourquoi ne pas mieux en informer les spectateurs ?


Après Les Bienveillantes en 2019 (sous le mandat d'Aviel Cahn) et Orgia en 2023, la partition de , d'une complexité incroyable, ne porte par pour autant l'esprit du drame, peinant à susciter l'émotion. Comme le plat déroulement de l'intrigue, la musique en est l'exact reflet. A moins que ce ne soit le contraire. Pas plus que le caractère du chant ne montre guère d'inventivité. Chaque soliste semble se voir contraint dans un schéma vocal préconçu. Un médium fort pour débuter, se déplaçant petit à petit vers un suraigu pour se terminer bientôt dans le registre extrême grave. Hèctor Parra n'apparait pas très à l'aise dans le traitement de la voix à l'opéra. Elle n'est pas soumise à l'orchestration, planant au-dessus d'elle, mais comme un instrument ajoutant une intonation à la complexité du discours musical.

Il faut cependant reconnaître que les voix (quoique toutes au bénéfice d'une amplification !) sont de belle qualité. En particulier, nous avons aimé celle de la soprano (La mère de l'enfant mort) dont l'agilité, la constance vocale et les aigus éclatants ne sont pas sans rappeler ceux de la soprano Leontyne Price. Avec (Le grand prêtre), à 77 ans, si la puissance vocale n'est plus celle qu'on lui avait connue par le passé (ah, cet inoubliable John Claggart dans Billy Budd de Benjamin Britten à Genève en mars 1994 !), sa présence vocale, sa musicalité et sa classe continuent de faire merveille. A ses côtés, on reste impressionné par la profondeur et la richesse du timbre de la basse sud-africaine (Le jeune prêtre) comme par l'étonnante versatilité vocale du contre-ténor congolais (Le garçon qui a perdu ses jambes). Le reste de la distribution s'avère bien préparée et le choix des voix judicieux dans leur différenciation.

Pour avoir entrevu la partition de ce spectacle, et pour en avoir entendu parler lors d'une conférence de présentation de Hèctor Parra, on pouvait s'interroger sur la capacité de l'orchestre de la jouer. Il faut cependant louer la direction d'orchestre du chef zurichois qui sait tenir un en belle forme pendant cette heure et trois quart ininterrompue de musique flamboyante et étincelante de milliers de notes. De son côté, le , sous la direction de son nouveau chef Mark Biggins est égal à lui-même quand bien même il n'est pas scéniquement mis à rude épreuve, se contentant, dans des costumes noirs sans élégance, d'entrer en scène et de sortir en coulisses à peine leur chant envoyé.

Au tombé de rideau, le public, peut-être décontenancé par ce spectacle, offre ses applaudissements contenus et respectueux à un spectacle qui, une fois encore, comme avec le précédent «Maria di Buenos Aires» d'Hector Piazzola à Genève en octobre dernier, casse les codes de l'opéra traditionnel pour se muer dans une représentation manquant de colonne vertébrale.

Cinq ans après ce drame, les victimes, chichement indemnisées, tentent toujours péniblement de faire condamner la société multinationale suisse, propriétaire des mines qu'elle possède dans la région. Alors que ce spectacle sera repris au Festspielhaus de Sankt Pölten en Autriche les 30 avril et le 1er mai prochains, dans une conférence de presse tenue quelques heures avant la Première de Justice, , Hèctor Parra et ont annoncé le lancement d'une campagne de crowdfunding en collaboration avec des ONG et des avocats congolais et suisses, afin de venir en aide concrètement aux victimes des crimes dénoncés dans ce spectacle.

Crédit photographique : GTG © Carole Parodi

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Genève. Grand Théâtre. 22-I-2024. Hèctor Parra (1976) : Justice, opéra en cinq actes pour solistes, choeur et grand orchestre sur un livret de Fiston Mwanza Mujila d’après un scénario de Milo Rau. (Création mondiale). Mise en scène : Milo Rau. Scénographie : Anton Lukas. Costumes : Cedric Mpaka. Lumières : Jürgen Kolb. Vidéos : Moritz von Dungern. Dramaturgie : Giacomo Bisordi, Clara Pons. Avec Peter Tantsits, Le directeur ; Idunnu Münch, La femme du directeur ; Katarina Bradić, Le chauffard ; Willard White, Le prêtre ; Simon Shibambu, Le jeune prêtre ; Serge Kakudji, Le garçon qui a perdu ses jambes ; Axelle Fany, La mère de l’enfant mort ; Lauren Michelle, L’avocate, L’enfant mort ; Fiston Mwanza Mutila, Le librettiste ; Joseph Kumbela, Pauline Lau Solo, Les victimes. Choeur du Grand Théâtre de Genève (chef des choeurs : Mark Biggins). Orchestre de la Suisse Romande. Kojack Kossakamvwe (guitare). Direction musicale : Titus Engel

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