Justice de Héctor Parra mis en scène par Milo Rau © Carole Parodi

Justice, une création au-delà du témoignage

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Le Grand-Théâtre de Genève présente Justice, un opéra commandé à Hèctor Parra et mis en scène par Milo Rau. Inspirée par l’accident d’un camion d’acide au Congo en 2019 près d’une exploitation minière impliquant une multinationale suisse, Glencore, la création engagée est portée par une magnifique écriture orchestrale qui assimile de manière singulière et évocatrice les ressources des traditions et des pratiques contemporaines dans la musique africaine.

Cinq ans après la première à Anvers de la fresque lyrique Les Bienveillantes, adaptant le roman éponyme de Jonathan Litell, Hèctor Parra se voit confiée une nouvelle commande lyrique, Justice, par Aviel Cahn, passé depuis à la tête du Grand Théâtre de Genève – où il reste jusqu’en 2026. Troquant l’histoire pour l’actualité géopolitique, l’ouvrage imaginé à partir d’une idée de Milo Rau, qui avait dans ces mêmes murs, mis en scène une sorte d’envers de La Clémence de Titus de Mozart au moment de la crise sanitaire, ne se contente pas de dénoncer des injustices – celle de l’exploitation des richesses de l’Afrique par les multinationales, celle du sort réservé aux victimes de l’accident d’un camion d’acide qui a fait une vingtaine de morts, qui ne peuvent faire valoir leurs droits à une réparation, dans un contexte juridique diluant, non sans corruption, les responsabilités pénales, au point de les rendre quasi inaccessibles.

Justice de Héctor Parra mis en scène par Milo Rau © Carole Parodi

Au-delà de la levée de fonds pour aider cette population démunie, qui est lancée le soir de la première, la création se distingue par un processus nourri d’une dimension documentaire qui mêle témoignage et artifice théâtral. La scénographie, conçue par Anton Lukas et dont la crudité est mise en évidence par les lumières de Jürgen Kolb, affirme cette hybridation, à la fois sur le plateau où la table du dîner voisine avec la carcasse calcinée d’un camion renversé, et entre l’espace fictionnel et les vidéos tournées en République du Congo, sur les lieux de l’accident qui a coûté la vie à une vingtaine de personnes et mutilé d’autres victimes. L’introduction de chacun des cinq actes de ce requiem aconfessionnel par un monologue du librettiste, l’écrivain congolais Fiston Mwanza Mujila, contribue à cette narration collaborative qui estompe les traditionnelles césures de la scène et renouvelle l’implication émotionnelle du public.

Justice de Héctor Parra mis en scène par Milo Rau © Carole Parodi

Mais plus encore que le dispositif dramaturgique, l’une des signatures du metteur en scène suisse, c’est sans doute la musique de Hèctor Parra, qui façonne la véritable efficacité esthétique du projet. Ainsi que le décrivent ses notes d’intention, le compositeur catalan a exploré le fonds musical de l’Afrique, et plus particulièrement de la région du drame, pour le réinventer dans son écriture singulière, reconnaissable à la densité de son travail sur les timbres orchestraux. Si chacun des tableaux est précédé par un solo du bassiste Kojack Kossakamvwe, les interludes transforment l’hétérogénéité des sources d’inspirations dans une dynamique tellurique et évocatrice qui rappelle le geste de Britten, par exemple dans Peter Grimes, et donnent à ces pages une évidence quasi classique – sans jamais céder à aucune régression esthétique. Sous la baguette experte de Titus Engel, les bigarrures des effectifs de l’Orchestre de la Suisse Romande chantent cette expressivité authentique.

Justice de Héctor Parra mis en scène par Milo Rau © Carole Parodi

La facture vocale se révèle plus académique, en particulier dans les attaques déclamatoires, que compensent cependant l’investissement évident d’une distribution où la crédibilité des rôles s’appuie sur le naturalisme dans le choix des interprètes. Au cynisme du directeur campé par Peter Tantsits répondent la compassion un peu flottante de son épouse incarnée par Idunnu Münch, et les propos désabusés du chauffard confié à Katarina Bradic, coupable-émissaire de l’accident mais victime d’abus économiques motivés par le seul appât du gain. La figure légendaire de Willard White distille l’autorité miséricordieuse du prêtre, secondé par l’énergie de Simon Shibambu en jeune ministre du culte. Les accents du contre-ténor Serge Kakudji détaillent la fragilité tragique du garçon qui a perdu ses jambes. Voix de l’enfant mort et des idéaux de l’avocate, le cristal de Lauren Michelle contraste avec le soprano plus charnu d’Axelle Fanyo qui aimante les désespérances de la mère de l’enfant mort. Les commentaires du Choeur du Grand-Théâtre de Genève jalonnent cette aventure au carrefour des expériences et qui réinterroge la fonction du spectacle lyrique face au réel.

Gilles Charlassier

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