Dans la pénombre, une femme seule auprès d’un rouet (est-ce Marguerite ?) entonne un chant lugubre accompagné d’une pédale grave à la harpe. Elle chante le sépulcral dernier lied du Voyage d’hiver, « Le joueur de vielle », prolongé par son adaptation par Brahms, Einförmig ist der Liede Gram. Alors que résonnent les échos des sopranos, elle coupe le fil du rouet : la Parque vient d’abréger une vie humaine. Un silence de plomb envahit alors la salle Favart plongée d’emblée dans une rêverie métaphysique que même les tremblements du métro parisien ne peuvent ébranler.

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L'Autre Voyage à l'Opéra-Comique
© S. Brion

Bienvenue dans L’Autre Voyage, nouveau spectacle original de Raphaël Pichon autour du romantisme allemand naissant. Après Mein Traum, le chef de l’ensemble Pygmalion propose un panorama de l’œuvre lyrique de Schubert, un voyage divers qui aborde les grands topoï romantiques (la solitude, la mort, la mélancolie, le rêve) en cheminant à travers un corpus d’extraits méconnus des opéras du compositeur. Le projet, menée en collaboration avec la metteuse en scène Silvia Costa, réussit le tour de force de réunir ces morceaux épars dans une trame cohérente. L’intrigue, clairement expliquée dans le feuillet distribué à tous les spectateurs, met en scène un médecin légiste chargé d'autopsier son propre corps. L’homme arpentera le chemin du deuil jusqu’à une conclusion libératrice. 

Parfaitement informé de ce canevas, le spectateur peut pleinement apprécier la proposition artistique sans élucubration inutile sur la compréhension de l’action, d'autant que le travail de mise en scène est en totale adéquation avec le récit et la musique. La succession de tableaux bien caractérisés est limpide, sans élément superflu dans le décor. Alors que les costumes présentent une belle cohérence plastique, un travail de lumière remarquable définit un dégradé d’ambiances : du blafard d’un marais éclairé par la lune au chaleureux d’un foyer en passant par l’aseptisé d’une salle d’autopsie. L’usage réfléchi de la vidéo, souvent piégeux quand utilisé à outrance, est également convaincant en tant que révélateur de souvenirs.

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L'Autre Voyage à l'Opéra-Comique
© S. Brion

Spécialiste de ce répertoire, Raphaël Pichon tire de son orchestre une multitude de textures qui participent aux atmosphères des différents tableaux. Les épisodes mystérieux en demi-teinte sont captivants, mais certains passages plus dynamiques souffrent de menus décalages et accrocs. On oublie cependant bien vite ces quelques réserves face à l’engagement sans faille de l’ensemble sur instruments d’époque. Le chœur Pygmalion est quant à lui exceptionnel. Tandis que leur première intervention, dans le registre grave, émane du brouillard et sculpte des silences matériels (« Alles stumm ? » de Grab und Mond), leur ultime contribution, dans le registre aigu, conclut le spectacle en nous accompagnant véritablement au paradis. Autre chœur présent sur cette production, la Maîtrise Populaire de l’Opéra-Comique fait très bonne impression, tant par sa présence scénique parfaitement professionnelle que par sa qualité vocale et musicale. On souhaite à ces petits chanteurs en herbe d’intégrer le chœur des grands plus tard !

À onze ans seulement, Chadi Lazreq tient le rôle de l’Enfant. Avec sa voix lointaine et doucement voilée, il plonge la salle dans un silence recueilli de mélancolie en interprétant seul et s’accompagnant lui-même au piano la romance Der Vollmond strahlt. Il donne la réplique à Stéphane Degout (l'Homme), impérial dans son rôle de père malheureux. Aussi à l’aise dans les récitatifs, déclamés ou murmurés, que dans les parties chantées, le baryton fait montre d’un art consommé. Son Doppelgänger, dans la version orchestrée par Liszt, est mémorable, depuis les inflexions résignées sotto voce jusqu’aux éclats délirants du héros romantique face à la mort.

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L'Autre Voyage à l'Opéra-Comique
© S. Brion

Interprétant les partitions les plus acrobatiques de la soirée, Siobhan Stagg est l’Amour, mais aussi la Mort (en tant que Parque au début du spectacle) et l’Épouse. La soprano incarne brillamment chaque personnage, tantôt légère tantôt dramatique, avec un timbre constant qui semble ne pas connaître de faiblesse de registre. Le ténor Laurence Kilsby (l’Amitié) propose un jeu de scène probant. Ses interventions ont un peu moins de naturel que ses comparses, la faute à un vibrato serré un peu trop systématique, mais la qualité du phrasé l’emporte largement. En témoigne son duo si attendrissant avec Stéphane Degout dans Licht und Liebe.

Voyage lyrique sur le chemin du deuil, cette soirée introspective se clôt sur un message sous-jacent : celui d’accepter l’inachèvement de la vie humaine, toujours heurtée par le destin. Quel meilleur hommage à Schubert, génie mort précocement à 31 ans en laissant une quantité invraisemblable d’œuvres en suspens ?

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