Wolfgang Amadeus Mozart (1756–1791)
Idomeneo, re di Creta (1781)
Dramma per musica in tre atti
Livret de Giambattista Varesco d'après la tragédie Idoménée d'Antoine Danchet, mise en musique par Campra (1712)
Création :  Munich, Théâtre Cuvilliés, 29 janvier 1781

Direction musicale Leonardo García Alarcón
Mise en scène / Chorégraphie Sidi Larbi Cherkaoui
Scénographie Chiharu Shiota
Costumes Yuima Nakazato
Lumières Michael Bauer
Dramaturgie Simon Hatab
Collaboratrice artistique à la scénographie Cristina Nyffeler
Direction des chœurs Mark Biggins

Idomeneo, roi de Crète Bernard Richter
Idamante, son fils Lea Desandre
Elettra, fille d’Agamemnon Federica Lombardi
Ilia, fille de Priam, roi de Troie Giulia Semenzato
Arbace, confident d’Idomeneo Omar Mancini
Grand-Prêtre de Neptune Luca Bernard
L’Oracle William Meinert

Chœur du Grand Théâtre de Genève
Orchestre composé de l’ensemble Cappella Mediterranea et de L’Orchestre de Chambre de Genève
Avec des danseuses et danseurs du Ballet du Grand Théâtre et d’Eastman

Nouvelle production en coproduction avec le Dutch National Opera Amsterdam et les Théâtres de la ville de Luxembourg

Genève, Grand Théâtre, mercredi 21 février et samedi 3 mars 2024, 19h30

Nos remarques sur la triomphale dernière en fin d'article…

Mozart qui était le tout venant de la programmation lyrique jusqu’aux années 1990 où il était impossible de concevoir une saison sans une production mozartienne reste aujourd’hui certes un compositeur vénéré, mais moins représenté. Sans doute l’élargissement du répertoire notamment baroque en est-il un des motifs, sans doute aussi la nature des distributions, à cause de la tendance (à notre avis erronée) à penser que Mozart est un compositeur pour début de carrière, enfin des hésitations des metteurs en scène, qui n’arrivent pas à convaincre, à de rares exceptions près, faisant quelquefois face à la fureur du public et pire encore à son indifférence.
Les temps évoluent, les modes évoluent, et on privilégie aujourd’hui le style et la forme plutôt que la substance et l’expression. Et Mozart en fait aussi les frais, puisque des « experts » ont prétendu en effacer les « excès » en voulant revoir et raboter le texte de
Zauberflöte.
Le cas d’
Idomeneo, re di Creta est symptomatique. Rares sont les productions qui ont marqué récemment, malgré des distributions plutôt flatteuses. Cette œuvre qui ouvre la période la plus productive d’un Mozart libéré du provincialisme de Salzbourg, est en effet au carrefour des formes, celle ancienne, de l’opera seria, celle plus récente de la réforme gluckiste, et celle que Mozart inaugure, notamment dans la peinture des caractères, psychologies plus marquées, influence des Lumières.
La production genevoise au demeurant très digne rencontre tous ces fils divers, un mot à employer au sens propre dans un spectacle où le fil rouge à un rôle visuel et symbolique essentiel, sans toujours réussir à livrer un Mozart qui remue nos plaies, mais qui satisfait plutôt une tendance à l’esthétisme qui cache les blessures en les euphémisant. 

Lea Desandre (Idamante), au milieu des danseurs © Filip van Roe

Un écheveau difficile à démêler

On se réjouissait de voir Sidi Larbi Cherkaoui se confronter de nouveau à l’opéra, on se souvient combien sa production munichoise des Indes Galantes de Rameau réussissait à allier stylisation, dramaturgie, actualité et brûlures du siècle, une production que la Bayerische Staatsoper serait bien inspirée de reprendre.
Il choisit ici non la dramaturgie, mais la stylisation, en faisant reposer bonne part de la production non sur la chorégraphie, certes présente, et pas toujours prégnante, mais sur la scénographie de la plasticienne japonaise Chiharu Shiota et les costumes de Yuima Nakazato.
Il est d’ailleurs à mon avis intéressant de constater que l’Idomeneo d’Aix en Provence de 2022 était confié aussi à un metteur en scène japonais, Satoshi Miyagi.
L’appel à une esthétique extrême-orientale est d’abord une manière de mettre l’œuvre à distance, l’éloigner de nous, sans doute aussi pour mettre en relief à travers cet éloignement la puissance du mythe, la mythologie ne pouvant mettre à vue des êtres du quotidien, mais plutôt des figures qui transcendent les cultures – cela se discute, mais c’est une des voies possibles.
La seconde conséquence de cette option est aussi due à une sorte d’aporie aujourd’hui, celle de représenter la tragédie sur scène, au sens où l’entendaient les anciens mais aussi les classiques.
« Le héros tragique dispute à une fatalité virtuellement écrasante un destin qui n’appartient qu’à lui ».
Des forces supérieures entravent l’action du héros, comme ici Idoménée, pris entre sa promesse au dieu et le sacrifice de son fils et toute la tragédie consiste à essayer de tromper la vigilance du Dieu en envoyant Idamante ailleurs . Mais on se trompe soi-même à vouloir tromper le Divin…

Le sacrifice : Bernard Richter (Idomeneo), Lea Desandre (Idamante)

Le sacrifice de l’enfant est un motif religieux relativement fréquent, en tant que test suprême de la puissance du divin qui réussit à imposer au mortel le geste le plus horrible qui soit ; on connaît dans la Bible le sacrifice d’Abraham, et on sait évidemment que c’est le sacrifice d’Iphigénie qui ouvre la voie aux grecs pour aller assiéger Troie. Mais si au dernier moment la main d’Abraham est arrêtée, pour Iphigénie, les traditions divergent, des versions attendries, lénifiantes de la légende existent, signes de débats anciens sur ce qu’est la véritable humanité. C’est le cas ici pour Idoménée, qui pour certains accomplit le sacrifice, mais qui pour d’autres est arrêté par le peuple horrifié.
Chez Mozart, c’est a priori un « happy end » au sens où l’oracle de Neptune intervient au dernier moment pour arrêter le sacrifice, mais pas si « happy » que ça dans la mesure où Idoménée doit quitter la place pour y laisser son fils et Ilia enfin unis.
On en revient donc à la situation initiale où Idamante à la nouvelle du retour de son père s’empresse de libérer les Troyens prisonniers et donc Ilia, disant anticiper ce que son père aurait fait, mais en réalité le plaçant devant un fait accompli qui est en réalité la décision d’un souverain. Une sorte de « déjà Napoléon perçait sous Bonaparte ». En prenant cette décision, Idamante nie le pouvoir du père.
Par ailleurs, ce que demande Neptune à Idoménée, c’est une mort symbolique, une non existence, un « ôte-toi de là » sans retour, et sans destination. Là est le tragique d’Idoménée, revenu vainqueur de Troie et condamné à disparaître « cessa di essere re » dit le texte, qui est en réalité une élimination de son essence… ldoménée, héros de la guerre de Troie qui revient vainqueur au pays, est devenu inutile, vivant, certes, mais mort pour son peuple et mort pour lui-même. Il eût péri dans les flots de la tempête initiale, les choses en seraient au même point. Il vit pour constater la négation de son existence en tant que roi, par le Dieu, mais dès le début de l’opéra il est nié en quelque sorte par le fils : là est le tragique du personnage.

Bernard Richter (Idomeneo) © Filip van Roe

Les « artifices » de la production

La version genevoise réserve la surprise de la soirée, puisque c’est le final d’Antoine Danchet pour la tragédie lyrique de Campra qui est ici choisi : au moment où tout s’arrange, Idomeneo se précipite, tue son fils et Ilia, conduit Elettra, et s’installe définitivement sur le trône, devant les deux cadavres d’Ilia et d’Idamante, faisant sonner alors étrangement ses dernières paroles :

…Compiuto è il sacrifizio, e sciolto il voto,
Nettuno, e tutti Numi a questo regno
Amici son. …Mirate
In questa bella coppia un don del cielo
(…). Quanto a sperar vi lice !
Oh Creta fortunata ! Oh me felice !

… Le sacrifice est accompli et je suis délié du vœu,
Neptune, et tous les dieux de ce royaume
sont des amis. Il reste qu'à leur appel
Idomeneo obéisse maintenant. Oh combien,
O grands dieux, combien je suis reconnaissant !
(…)Regardez
Dans ce beau couple, un cadeau du ciel
(…). Comme il te plaît d'espérer !
Ô heureuse Crète ! Ô que je suis heureux !

Mirate
In questa bella coppia un don del cielo
sonne alors sarcastique dans la mesure où les deux cadavres gisent au centre.
Le choix de revenir au final de Danchet est en réalité un leurre, car chez Danchet, c’est la folie d’Idomeneo qui lui fait assassiner son fils après l’intervention de Némésis rappelant à Idoménée une colère des dieux qui n’est pas apaisée.
Ici, la vision qui est imposée est seulement qu’Idomeneo veut garder son pouvoir, et du coup les dernières paroles, Oh Creta fortunata ! Oh me felice ! sonnent certes de manière terrible et égo-centrées, mais nous ne sommes plus dans la tragédie.
Nous sommes dans un drame de pouvoir de type shakespearien peut-être, le drame né de la soif du pouvoir et de l’interprétation du politique. Ce n’est plus une fin tragique au sens de la tragédie classique et au sens des anciens.
La tragédie, c’était la dissolution de l’existence d’Idomeneo qui subitement perdait toute fonction sur la terre, et sur sa terre. Ici on a un coup d’État de celui qui tient à son sceptre, au prix de la vie de son fils. Banal : on en voit tous les jours aujourd’hui.

Les enfants : Giulia Semenzato (Ilia), Lea Desandre (Idamante)

Ce que Sidi Larbi Cherkaoui en revanche a senti, c’est évidemment l’enjeu essentiel de la pièce, le passage de générations, l’après-guerre, quand les fils remplacent les pères.
Il faut revenir au point de départ, quand Idamante prend la décision de libérer les troyens pour placer ce père devant un fait accompli et lui imposer son amour d’Ilia. Par ce geste, il affirme un pouvoir qui est sien, de manière irréductible, celui de pardonner…

Le pardon… une des données essentielles de l’opéra mozartien, celui de Entführung aus dem Serail, de Nozze di Figaro, de Zauberflöte, de Clemenza di Tito, une des grandes valeurs humanistes et illuministes qui traverse l’œuvre de Mozart.

Mais Idamante au retour du père retourne à sa position de fils obéissant, jusqu’au moment où, pour montrer à son père qui l’évite, qui il est et surtout qui il est devenu, tue le monstre envoyé par Neptune et devient le sauveur, première marque d’héroïsme, puis ayant appris la nature de l’exigence du Dieu, s’offre au sacrifice, seconde marque d’héroïsme.

Ce que nous dit Mozart, c’est que qu’en matière d’héroïsme, le temps des enfants vaut bien celui des pères, et donc affirme la pleine légitimité des fils acculant pratiquement le père au rôle de meurtrier. Le fils tue symboliquement le père, pour que le père tue de fait le fils.
L’héroïsme du fils relativise celui du père, qui en quelque sorte, a fait son temps.
La mythologie nous apprend les difficultés des retours des héros grecs de la guerre de Troie, qui paient les conflits des dieux entre eux, mais qui paient aussi en quelque sorte leurs actes (Agamemnon…).

Federica Lombardi (Elettra, empêtrée dans ses nœuds)

Et la présence sur scène d’Elettra est aussi l’indice que les conflits des pères se transmettent chez les enfants. Car Elettra est comme Ilia, comme Idamante, la génération des enfants, mais à leur différence, elle a déjà de son côté la charge du meurtre de la mère, même par Oreste interposé. Mais chez Mozart, Elettra est une figure d’errance, la vraie sœur d’Oreste, mal aimée, rejetée, isolée, elle se réfugie dans une sorte de « nationalisme grec » dans une « grécité » prétexte qui refuse le pardon aux troyens, et dont la rigidité apparente cache la blessure intime de la mal aimée, une sorte de rage presque impuissante, qui n’est pas non plus sans rappeler celle de la Reine de la Nuit.
Ce sont des fils complexes qui lient les personnages, les rendent prisonniers, les unissent aussi, et l’idée du fil a bien du sens, mais les choix dramaturgiques, ou même le seul choix dramaturgique (le final) de la mise en scène, en a beaucoup moins à mon avis et affaiblit nettement le propos.
En tous cas, la mythologie stylise un fait bien connu et totalement humain, les retours de guerre sont douloureux : les guerriers reviennent dans un monde qui a grandi et évolué sans eux, et qui s’est donné des règles nouvelles, différentes de celles qui avaient cours au moment du départ pour la guerre. C’est toute l’histoire de la douleur d’Idoménée, revenu dans un monde qui n’est plus le sien. C’est là la question de la tragédie : qui suis-je ? où est ma place ? Une question autrement plus essentielle que le maintien ou non au pouvoir.

Bernard Richter (Idomeneo) prisonnier du destin. © Filip van Roe

Toute cette complexité dramaturgique n’est pas véritablement mise en lumière par les choix de mise en scène, ce qui ne signifie pas que le choix de mise en scène soit absurde. Nous avons dès l’abord souligné que la stylisation du spectacle mettait à distance des questions essentielles au sens propre (= qui ont trait à l’essence) et laissait la chair et les blessures au seuil, mais l’œuvre est en elle-même ambiguë, complexe, stylistiquement contrastée et les intentions du compositeur ne n’ont pas forcément rencontré la réalisation du librettiste : le très académique Giambattista Varesco n’est pas le libertin Lorenzo Da Ponte. Et ainsi l’œuvre elle-même contient des pages musicales d’une grande nouveauté mais se rattache à des genres presque surannés en 1781.
Idomeneo, re di Creta est né d’exigences contradictoires, de formes vieillies qui emprisonnent le genre comme la référence du librettiste à une tragédie de 1712, soit de 69 ans antérieure, ce qui à l’époque est encore plus lointain qu’aujourd’hui, de formes réformées par Gluck, et notamment dans une référence nette à Alceste. Le récit mythologique est centré sur la douleur d’Idoménée, mais s’ajoute autour un réseau d’affects très humains, l’amour touchant de la jeune Ilia pour Idamante, le fils d’Idoménée, et la rivalité avec Elettra animée d’une soif de vengeance par dépit dans sa situation de mal-aimée. Varesco simplifie la tragédie de Danchet, réduit le nombre de personnages et italianise la tragédie lyrique française en en faisant un drame metastasien avec récitatifs et arias, avec happy-end et conclusion festive, dans la plus pure des conventions.
Cependant il garde le modèle de la tragédie lyrique française avec danses, chœurs importants et marches guerrières. À cela, répétons-le, il faut ajouter les références à l’Alceste de Gluck, clairement idertifiables au troisième acte, Gluck que Mozart adorait et qui avait ouvert la voie à un opéra fait de finesses psychologiques plus que de performances des chanteurs est ici une référence pour Mozart, ce qui ajoute à la complexité du tissu dramatique : tous ces fils font des nœuds.

Federica Lombardi (Elettra) dans son air final (Acte III)

Ce n’est pas contrairement à ce que laisse entendre le programme un opéra-ballet, mais un opera seria (ou plutôt un dramma per musica) avec danses. Confier à un chorégraphe la mise en scène n’a donc rien d’absurde, mais la gestation de l’œuvre lors de sa création, ses influences diverses avec des moments conventionnels (Air d’Arbace par exemple) et d’autres beaucoup plus originaux (l’air d’Idomeneo Fuor del mar…) montre en même temps une œuvre dramaturgiquement bancale et peu unifiée, que la musique de Mozart arrive à unifier, mais pas complètement comme ce sera le cas dans les œuvres ultérieures.
Il est évident que la stylisation de la scénographie, la présence de ces fils essentiellement rouges mais pas seulement, les rideaux de fils dans lesquels se prennent les personnages comme dans des toiles d’araignée qui les emprisonnent, tout cela montre évidemment une situation tragique où tout mouvement est en même temps emprisonnement, comme la cage où des humains sont enfermés autour de laquelle se déroule le quatuor de l’acte III « Andrò ramingo e solo »

Le monstre marin

ou même le monstre marin impressionnant qui est enchevêtrement savant de cercles faits de fils très fins. Il y a de très beaux moments, comme l’escalier monumental qui apparaît au moment où peuple et prêtre de Neptune demandent l’exécution du sacrifice,

"L'échelle de Jacob"

comme une sorte de référence à l’échelle de Jacob, celle par laquelle on atteint la sérénité divine, tout cela est évidemment du plus bel effet, à l’instar du dernier air d’Elektra dans sa cage cylindrique qui l’étouffe peu à peu : des images fortes qui marquent, tout comme la dernière où un Idomeneo furieux qui laissait la place revient tuer son fils et Ilia, en un mouvement qui n’est pas sans rappeler certains tableaux guerriers de la Renaissance (Saint Georges terrassant le dragon).

Le meurtre des enfants : "Saint Georges terrassant le dragon"

Les costumes contribuent aussi à distancier, notamment celui d’Idamante, dont l’ambiguïté joue sur le genre « à l’occidentale » (c’est un rôle de travesti) mais qui est aussi une interprétation des costumes de samurai, qui n’ont rien de « féminin ».

Mais la scénographie est si forte qu’elle contribue, et c’est là une des faiblesses du spectacle, à écraser tout sur son passage, chorégraphie, chant, conduite d’acteurs. J’ai ainsi trouvé la chorégraphie plus « décorative » que dramaturgique, ce qui peut se comprendre dans une œuvre où les danses ont une fonction essentiellement décorative, mais Sidi Larbi Cherkaoui n’est pas un chorégraphe du décoratif. De fait certains moments qui impliquent les chanteurs ont une force notable (les mouvements de liens qui se nouent et de dénouent, l’élégance de Lea Desandre qui réussit à se fondre dans la chorégraphie avec une rare fluidité et une belle élégance. Moins à l’aise Federica Lombardi en Elettra et l’Ilia de Giulia Semenzato qui ne réussissent que partiellement l’exercice. Visiblement les hommes se sont moins prêtés à l’exercice aussi bien l’Idomeneo, assez raide de Bernard Richter que l’Arbace d’Omar Mancini. Il reste qu’élégance ou non, mouvement ou non, les chorégraphies incluant les chanteurs les éloignent d’une présence charnelle qu’on aimerait plus forte, plus prégnante.

Chorégraphie…

Si la scénographie unifie en quelque sorte une œuvre qui reste tributaire de styles divers, comme on l’a vu, la chorégraphie, avec de vrais moments réussis (l’ouverture par exemple) ou certains ensembles impliquant très élégamment les chanteurs, ne réussit pas à emporter la conviction, parce qu’au lieu de tendre le propos, elle contribue à renforcer une esthétique envahissante, qui nous fait voir toute cette histoire à travers des prismes, des filtres divers qui nous éloignent de son propos.
La conduite d’acteurs est en effet dans ce contexte très relative, laissée à l’initiative de chacun, et de la manière dont chacun s’impose sur scène. Les personnages, lorsqu’ils ne sont pas pris dans une chorégraphie, restent raides, compassés, contemplatifs, presque désincarnés et ce Mozart qui est aussi par moments déchirant (Idamante et Ilia) ou pathétique (Elettra) reste au seuil de toute émotion du cœur, même s’il satisfait les yeux.
Il manque la chair du tragique, qui n’est jamais contemplation mais participation, nous assistons à un Idomeneo sous vitrine, performance sous un globe de verre qui peine à nous toucher.

 

De belles images…

Mozart voulait que sa musique puisse transcender l’hétérogénéité de l’œuvre et certaines maladresses du livret, dont il souffrait (il s’en est ouvert dans des lettres à son père), et avait un fort souci dramaturgique, en résistant à certains chanteurs notamment dans les ensembles : il écrit au ténor Anton Raaff à propos du très célèbre quatuor « Andrò ramingo e solo » :

« Mon cher ! Si j'étais convaincu qu'il n'y avait qu'une seule note à changer dans ce quatuor, je le ferais immédiatement. Seulement, il n'y a aucun autre moment de l'opéra dont je sois aussi satisfait que de ce morceau ; et quand tu l'auras entendu une fois en concert, tu en parleras différemment. J'ai pris toutes les peines possibles pour vous servir convenablement dans vos deux airs : j'en ferai autant pour le troisième, et j'espère y réussir. Mais pour les trios et les quatuors, le compositeur doit avoir les coudées franches ».
Il trouvait notamment le livret trop long, il pensait qu’il n’allait pas à l’essentiel, et dans cette production l’aspect visuel et chorégraphique ne va pas vraiment à l’essentiel et a en quelque sorte écrasé les aspects musicaux et vocaux, de qualité plus formelle que théâtrale, là encore.

 

Les aspects musicaux

Réunis sous une même bannière, Orchestre de Chambre de Genève et Cappella Mediterranea réussissent une performance flatteuse, un son clair, des attaques précises, une relative énergie, et de très belles fusions de timbres. De ce point de vue ils nous procurent des moments de belle qualité sonore.

Leonardo Garcia Alarcon, l’enfant argentin adopté par Genève, donne par son geste précis, sa rigueur, une exécution qui est techniquement un modèle du genre. On distingue une foule de détails de la partition dans lesquels on se perd presque mais qui révèlent les sublimes trouvailles orchestrales de Mozart : car c’est dans l’orchestre et dans cette manière fluide de lier musique et récitatifs, dans la pratique du récitatif (ici magnifiquement) accompagné que la nouveauté d’Idomeneo se lit.
De ce point de vue, cette direction est à la fois didactique et didascalique.
Mais comme à la scène, il manque à la fosse une incarnation, la présence du tragique, de l’irrémédiable, du presque dérangeant. J’aspire toujours entendre un Mozart contrasté, quelquefois un peu fou, toujours sur la crète de l’onde ou au bord du gouffre, et ici, on entend un Mozart parfait, aux arêtes bien nettes, aux formes dessinées, mais sans accroc, trop sage, pas assez incarné ni théâtral. Comme la production qui le plateau nous donne plus à voir qu’à sentir, le son de l’orchestre est tout en lignes, en fils rouges, mais au sens figuré cette fois, qu’on suit avec plaisir mais qui ne se transforment jamais en filet de sang ou coulées de larmes sinon de laves. Est-ce une question de volume, est-ce l’influence de ce plateau trop « joli » pour un Mozart qui doit faire grincer quelquefois, est-ce quelquefois une linéarité qui laisse trop de côté les contrastes et l’épaisseur ? J’avais faim d’un Mozart tragique, et je me retrouve avec un Mozart un peu trop gentil voire embourgeoisé. J’attendais le théâtre et je suis au salon.

Et pourtant, Alarcon est d’une précision rare dans son accompagnement du plateau et son soutien aux chanteurs, mais eux aussi dans leur ensemble semblent sous la ligne de flottaison tragique, tous en place mais sans qu’aucun ou presque ne perce le plafond de verre.

Les aspects vocaux

Les trois membres du Jeune Ensemble se tirent au total assez bien de leurs rôles, on aurait préféré que la voix de William Meinert ne soit pas amplifiée dans le contexte mais la jeune basse est comme d’habitude, affirmée et soucieuse de diction claire, belle prestation dans le Grand prêtre de Neptune, de Luca Bernard, ténor au timbre affirmé, de grande qualité, et très expressif, enfin, échoit à Omar Mancini le rôle d’Arbace avec son air Se colà ne' fati è scritto de l’acte III, où il se montre un peu tendu, mais avec un impeccable phrasé et un souci de fluidité et de clarté, même si l’aigu final est un poil tiré, mais on peut supposer qu’au fil des représentations il se détendra.

Giulia Semenzato (Ilia) © Filip van Roe

Giulia Semenzato est l’une des voix italiennes qui monte, un de ces sopranos qui vous ravissent en Nanetta de Falstaff où elle a vraiment triomphé à Salzbourg l’été dernier et qui est l’une des chanteuses les plus en vue dans le répertoire Haendélien. Le timbre est frais, la technique assurée, mais elle semble dans Ilia un peu en dessous de ses possibilités habituelles. Le personnage est là, mais la voix a des hésitations, notamment dans son air de départ Padre, germani, addio ! , moins dans le délicieux air d’ouverture du troisième acte Zeffiretti lusinghieri où l’on sent mieux perler la personnalité plus assurée, ainsi que dans les scènes finales. Il reste que son Ilia, qui est une prise de rôle, reste un peu pâle et il est sûr que la mise en scène n’arrange pas les choses, ne permettant pas à sa personnalité, plus forte et surtout plus sensible qu’il n’y paraît ici, de s’épanouir.

Federica Lombardi (Elettra)

Federica Lombardi est Elettra, plus familière du rôle. La voix est assurée, avec une vraie présence même si son premier air Tutte nel cor vi sento est un peu hésitant. Elle se rattrape au deuxième acte dans Idol mio se ritroso  où elle montre du style et une voix mieux dominée et plus expressive, sans être l’Elettra rageuse et déchirée qu’on attend. Federica Lombardi fait désormais partie des voix italiennes qui comptent notamment dans Mozart où elle chante régulièrement la comtesse des Nozze di Figaro ou Donna Elvira de Don Giovanni. Elle suscite ici une légère déception, même si j’apprécie cette chanteuse.

La musicalité, on l’entend immédiatement chez Lea Desandre, alliée à l’élégance, au phrasé et à la tenue en scène. Initialement prévu pour un castrat, le rôle a aussi été réécrit par Mozart pour un ténor (on a entendu Joel Prieto à Rome). En confiant le rôle à un travesti, la dramaturgie vocale oppose Idomeneo, seule voix masculine, à trois variations sur les voix féminines, trois âmes tourmentées et trois couleurs de tourment différentes. C’est un choix musical qui est aujourd’hui très largement partagé.

Lea Desandre (Idamante)

On peut répéter à l’envi que la voix de Lea Desandre est petite, mais sa manière de la poser, de projeter, et surtout de prononcer fait qu’au-delà du volume, elle sait se faire entendre. De toute la distribution, c’est elle qui est à l’évidence la plus à l’aise avec la mise en scène et la chorégraphie, dont elle fait un atout, prolongeant son chant par les mouvements adéquats, tissant vocalité et fluidité corporelle avec une très grande élégance. Elle fait entendre la musique, elle fait entendre aussi les déchirements, et elle tire aussi partie de ce que la scène lui offre, avec un costume singulier dont elle use avec intelligence. Elle sait émouvoir dans Il padre adorato avec une grande économie de moyens et une vraie pudeur. Sa taille, menue, est aussi un atout parce qu’elle contraste avec l’héroïsation progressive du personnage dont il était question au début de cet article.
Dans toutes les scènes finales et notamment celle du sacrifice, elle garde cette modestie et cette retenue, évacuant tout pathos, mais se concentrant sur le naturel, les accents et la couleur où elle réussit plus que le reste du plateau à transcender la situation, et faire percevoir ce qui manque terriblement à l’ensemble : l’émotion. Grande performance.

Idomeneo est un rôle particulièrement difficile, un de ces rôles pour ténor qui a été distribué à toutes sortes de ténors, de Ernst Haefliger ou Nicolai Gedda, incontestables mozartiens et stylistes de légende, à Luciano Pavarotti ou Placido Domingo qu’on ne présente pas mais en passant aussi par Ian Bostridge. C’est dire l’étendue du spectre possible et c’est dire aussi la nature du rôle et les mille manières dont il peut être coloré. Aujourd’hui, sous l’influence directe ou indirecte de la Baroque renaissance et des performances « HIP » (Historically Informed Performances), les choix semblent se réduire à des voix plus habituées au Bel canto ou au baroque comme Michael Spyres (à Aix en 2022) ou Charles Workman (à Rome en 2019), voire Richard Croft, ténor Haendélien par excellence. L’idée initiale de confier le rôle à Stanislas de Barbeyrac était séduisante, parce qu’à l’élasticité vocale du rôle constatée plus haut répondait une voix qui s’orientait au-delà des ténors mozartiens (Ottavio ou Tamino) qui ont fait sa réputation à Don José de Carmen ou Siegmund de Walküre.

Bernard Richter (Idomeneo)

Malheureusement, nous n’entendrons pas son Idomeneo et c’est Bernard Richter, élégant et valeureux ténor, très stylé, dont le Titus en streaming sur la scène du Grand Théâtre (production Milo Rau qui attend encore l’épreuve du public) nous avait impressionné par l’engagement scénique et l’incarnation du personnage dans une mise en scène particulièrement complexe. Les conditions de la mise en scène et la distanciation imposée par le style de la scénographie, les mouvements chorégraphiques font de cet Idomeneo un personnage raide, lointain, sans expression, une sorte de fétiche royal qui se promène de scène en scène : tout cela n’aide pas à l’incarnation et n’aide pas non plus à soutenir le chant. On connaît les qualités du ténor, phrasé impeccable, contrôle du souffle, diction, clarté, mais il se heurte à la double difficulté du rôle en soi (mais il le connaît bien) et surtout de la manière dont ce rôle se présente à la scène, où les expressions sont cachées par le maquillage, et les mouvements entravés par la lourdeur du costume e les exigences chorégraphiques. Alors, on se concentre sur un chant qui reste élégant, souvent séduisant et expressif (notamment à la fin) mais qui se heurte aux difficultés inhérentes à la partition, dont les agilités notamment dans Fuor del Mar, le morceau de bravoure desquelles il se sort assez mal. C’est paradoxal peut-être, mais cette mise en scène écrase les personnages, et les fragilise, et du même coup fragilise les performances. On a connu Bernard Richter plus à l’aise, mais il reste un des vrais chanteurs de ce temps et de ce répertoire, il sait surtout faire transpirer ce qui manque à ce spectacle, l’humanité, la sensibilité, peut-être plus dans les récitatifs et les ensembles que les airs proprement dit.

 

Anatomie d’une chute…

Cette production nous fait vivre un réel paradoxe : incontestablement, c’est une réussite esthétique, incontestablement, le Grand Théâtre a réuni une distribution parmi les plus adéquates aujourd’hui faite d’artistes qui chantent Mozart ou le répertoire baroque sur toutes les grandes scènes internationales sous la direction d’un chef reconnu et fêté.
Et pourtant, cela ne fonctionne pas.

C’est justement parce que cela ne fonctionne pas que les spectateurs doivent aller voir ce spectacle très digne, pour comprendre ce qui doit faire nécessité à l’opéra et notamment chez Mozart. En effet, sans se confronter à ce qui fonctionne mal, on ne peut guère se construire une compétence de spectateur.

L’erreur à mon avis est d’avoir surchargé les aspects visuels et formels, scénographie, costumes, chorégraphie, qui loin de mettre en valeur la musique, la dramaturgie et les personnages, éloignent de nous l’essentiel, faisant de tous les aspects musicaux un accompagnement et non le centre du propos. Nous ne sommes pas dans une Gesamtkunstwerk.
Du même coup, la musique de Mozart apparaît quelquefois affadie, victime du contexte, comme ces couleurs qui s’effacent sous un trop grand soleil. Le drame, les déchirures, les plaies disparaissent sous l’esthétique et les rares choix dramaturgiques (notamment le final et le « coup d’Etat » d’Idomeneo) virent au contresens. Quand la forme étouffe la substance, elle étouffe en même temps ce qui fait le théâtre.
Enfin, dernière remarque, on ferait bien dans les officines artistiques des théâtres, des agences, des centres de formation, de s’interroger sur la nature du chant mozartien, perverti aujourd’hui par l’esthétisme ambiant, le goût de l’euphémisme et le refus du couteau dans la plaie, comme le dit Sergio Morabito dans l’article que nous reproduisons dans le Blog du Wanderer et comme le disait aussi Markus Hinterhäuser, intendant du Festival de Salzbourg, dans l’interview qu’il nous avait accordée (voir ci-dessous). La plaie c’est ce qui fait le théâtre, depuis les grecs, pas les fils rouges.

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Impressions de dernière

Il y a une sorte de tragédie du critique. Le plus souvent présent aux premières, qui ne sont pas forcément les meilleures représentations, il ne revient pas ensuite pour constater l’évolution d’un spectacle et sa maturation. En général, ce n’est pas du côté de la mise en scène que les choses évoluent, encore que certains metteurs en scène historiques (Chéreau…) restaient toute la série des représentations pour ajuster çà et là des points de détail, des mouvements, pour parfaire l’ensemble.
Il en va diversement pour les aspects musicaux, du côté des voix, le soir de la première peuvent se faire sentir des fragilités ou des incertitudes, de même du côté de l’orchestre et en général, chaque représentation assoit un peu plus la cohérence musicale d’ensemble et la sécurité vocale.
C’est pourquoi l’idéal serait de venir en fin de série, pour être sûr d’avoir en fosse et sur le plateau les artistes et les musiciens moins tendus, libérés du stress et se consacrant tranquillement et librement à la musique.

Mais alors, le critique remplirait peut-être la fonction de « critique », mais pas celle pour laquelle les institutions qui l’accueillent l’attendent aussi, être un « guide » pour le public et l’inciter à se rendre au théâtre voir la production en cours

Il y a peut-être un zeste de présomption à penser que du critique dépend la venue du public, qui prend souvent sa décision avant, sur le titre, sur ses envies, plus que sur l’avis d’un Wanderer quelconque, et tout cela fonctionne peut-être plus en circuit fermé, entre initiés, mais chaque milieu a ses rituels, ses certitudes et ses habitudes.

Justement, j’ai voulu me prêter de manière inhabituelle à l’exercice. Et je suis revenu à la dernière représentation de la série d’Idomeneo pour voir comment tout avait évolué,
Et bien m’en a pris.
D’abord, la grève de la représentation précédente a eu pour effet de remplir à raz bord le théâtre, et ce public était visiblement en attente, d’autant que l’on connait la popularité de Sidi Larbi Cherkaoui à Genève, confirmée ici par le triomphe réel rencontré auprès du public par la production.
De ce côté, la représentation se déroule avec la fluidité perçue lors de la première, mais avec ce qui me semble le même défaut majeur, cette mise en scène éloigne le drame pour au profit d’une vision certes séduisante pour les yeux, mais qui fait passer la forme avant la substance et dilue les moments plus dramatiques. Peut-être est-ce aussi une tendance actuelle de lisser et d’euphémiser les choses et de faire du spectacle un moment de jouissance pure plus que de catharsis. Préférer la poésie de la souffrance à la souffrance…

De cela nous avons déjà rendu compte.

Il en va autrement pour les aspects musicaux, nettement mieux assis pour certains chanteurs, et un orchestre qui semblait libéré d’une gangue qui m’avait un peu gêné lors de la première malgré une grande rigueur dans l’approche.

Le plateau a trouvé un équilibre, et apparaît bien moins tendu que le jour de la première C’est le cas par exemple d’Omar Mancini, Arbace qui avait déjà séduit par un phrasé impeccable une très grande clarté, mais qui dans la négociation des aigus et notamment de l’aigu final redoutable semblait un peu fragilisé. Rien de tout cela à la dernière, où l’aigu final est affronté avec cran, et surtout vraiment tenu, ce qui occasionne une véritable ovation du public.

Comme à la première en revanche Léa Desandre se montre à la fois à l’aise en scène et dans la voix, avec toujours la même aisance et la même musicalité, véritable exemple de chant intelligent, inspiré et maîtrisé. Dans un rôle qui reste assez ingrat, c’est sans conteste une prise de rôle particulièrement réussie.
Giulia Semenzato en Ilia nous avait paru en deçà de ce qu’elle savait donner dans d’autres rôles. À la dernière, à l’instar de Federica Lombardi d’ailleurs, elle est apparue plus sûre, même si la mise en scène la fait chanter quelquefois en position instable qui ne favorise pas l’orientation vocale ou les appuis par exemple dans Zeffiretti lusinghieri. Plus sûre, notamment dans son air d’entrée qui était incertain et qui cette fois est plus assuré et plus coloré. Ce chant pose mieux le personnage, qui ne doit pas avoir que la fragilité, mais aussi porte un certain réalisme (elle est fille de Priam et n’a pas a priori grand avenir chez les grecs) et du courage (dans la scène du sacrifice où elle s’offre, elle le fait avec cran et affirmation se soi).
La performance confirme les qualités d’une chanteuse qui allie finesse et intelligence, comme le disait notre article sur sa Poppea strasbourgeoise et une technique sûre. Une des voix d’avenir du chant italien à n’en pas douter.

Il en va de même pour Federica Lombardi, soprano lyrique qui s’ouvre à un large répertoire qui va de Mozart à Verdi  Elle a impeccablement assuré le rôle assez ingrat d’Elettra, où bien des spectateurs se demandent si cette Elettra est l’Electre que nous connaissons des Atrides. C’est un de ces personnages porteurs d’un passé (et quel passé !) mythologique fort et qui se retrouve ici encore d’une certaine manière rejetée et mal aimée, aux marges. Dans la mise en scène, son destin semble être d’être mal aimée avec un avenir de mal épousée, puisque ldomeneo redevenu le roi en fait sa princesse-consort, qui va donc continuer sa vie dans les regrets et l’amertume.
La voix saine, pleine, parfaitement posée, l’expression toujours élégante même si vigoureuse de Federica Lombardi s’impose avec une certaine autorité, mais contrairement à d’autres chanteuses du rôle, elle ne manque pas non plus de sensibilité, qu’elle exprime notamment dans son air final D'Oreste, d'Aiace précédé du récitatif Oh smania ! oh furie ! oh disperata Elettra ! …encore mieux dominé et plus émouvant qu’à la première. La présence vocale est affirmée, le sens des nuances et de la couleur donne un peu plus de profondeur à un rôle souvent seulement vociférant et donc elle réussit malgré une mise en scène qui répétons-le écrase les personnages à imposer une Elettra qui comme dans les tragédies, excite quelque peu la pitié.

Bernard Richter s’impose dans Idomeneo avec pour seules limites comme à la première les agilités de Fuor del mar. Mais le rôle ne se limite pas à l’expositions d’agilités destinées à la performance. Il y a dans le rôle une profondeur que, malgré certains points de mise en scène qui effacent notamment les expressions et donnent aux personnages une sorte de fixité lointaine, Bernard Richter sait exploiter. Il garde – et c’est encore très net dans cette représentation – un vrai sens dramatique dans l’expression et la voix, d’autant plus marqué que c’est un chanteur qui sait parfaitement dire un texte. Il n’y a pas d’Idomeneo idéal aujourd’hui, mais un éventail de choix possibles comme nous l’avons écrit, et Bernard Richter offre une performance d’une grande dignité, avec des qualités de raffinement et d’intelligence qu’on accueille toujours avec plaisir.

C’est peut-être à l’orchestre que la différence entre première et dernière est la plus sensible. Nous avions aimé la rigueur, la précision, le soin avec lequel le chef Leonardo Garcia Alarcón soigne les différentes strates du son, et les équilibres, dans un contexte où ses musiciens de la Cappella Mediterranea étaient mêlés à ceux de l’Orchestre de Chambre de Genève.

Il est clair que les instruments anciens, par exemple les cordes en boyau, ne permettent pas certains effets qu’autorise l’usage des instruments modernes. Néanmoins, l’approche nous est apparue plus contrastée, plus urgente, plus dramatique avec un tempo nettement plus soutenu (c’est le cas pour l’ouverture) avec un rapport au plateau plus serré encore.
Il en résulte une tension plus grande qu’on ne percevait pas à la première, qui vient de la fosse et non de la mise en scène, d’une fosse dont la présence se fait plus pressante. Et cela mérite un peu d’explications et d’entrer un peu dans le laboratoire du musicien.
La présence d’instruments anciens signifie modifications dans le rendu sonore, quelquefois, plus mat, plus rêche aussi et un rapport à la salle différent qui se comprend immédiatement quand on sait qu’au XVIIIe et XIXe, à de très rares exceptions, les théâtres avaient un volume bien plus réduit. Un seul exemple, le Théâtre Cuvilliés de Munich, où a été créé Idomeneo, est un joyau rococo de 450 places aujourd’hui avec orchestre au niveau du parterre, ce qui détermine un tout autre rapport scène-salle. Dans une salle comme le Grand Théâtre de Genève qui en contient trois fois plus, avec une vaste fosse, il faut trouver d’autres équilibres sonores, d’autres dispositions d’orchestre, d’autant qu’au XVIIIe et aussi dans toute la période romantique on travaille avec un autre diapason (qui détermine en Mhz la hauteur du son) , moins aigu que celui pratiqué aujourd’hui sur des instruments modernes. Autour de 430, alors qu’aujourd’hui il se situe autour de 440.
Cela signifie qu’aujourd’hui dans ces répertoires, les voix doivent faire plus d’effort à l’aigu parce que le diapason est plus haut, on peu imaginer l’effet redoublé d’une vaste salle et d’un diapason aigu.

À l’inverse, aux temps du Belcanto et évidemment auparavant, un diapason plus bas et des salles plus petites permettaient des aigus plus aisés aux chanteurs et aux chanteuses, et avec quelquefois des différenciations moins marquées entre les voix (féminines notamment, entre soprano et mezzo). C’est donc tout un contexte qui est différent et qui demande aux artistes, chanteurs et musiciens un rapport différent dans la manière de poser le son et de le faire entendre selon la salle : cela paraît évident, mais ce n’est pas toujours relevé.

Ici le choix d’Alarcón d’un diapason 430, qui est celui de Nikolaus Harnoncourt avec son Concentus Musicus pour Idomeneo, et qui est le diapason voulu par Mozart, n’est pas sans conséquence dans la salle vaste de Genève, même si en matière de Diapason, selon les origines géographiques ou les contextes il peut varier de 392 à 460, les règles en la matière étant toujours élastiques.
Aussi, faire Idomeneo avec instruments anciens dans une salle conçue pour des instruments modernes (la salle actuelle) du Grand Théâtre remonte aux années 1960, impose de nouveaux rapports, avec une hauteur de fosse différente et une circulation du son optimale pour que se fasse au mieux entendre l’instrumentation mais aussi la xouleur musicale spécifique qu’on veut donner à l’œuvre .
Dans le cas de cette production, captée en vidéo par RTS lors de la deuxième représentation, les règles de captation sonore imposaient que tout soit fixé pendant les représentations et dernières répétitions précédant la captation, ne souffrant aucune retouche. Ainsi à la première se confirme l’impression que nous avions d’un son un peu serré dans une camisole sonore.
Leonardo Garcia Alarcón dans son souci bien connu de précision, et parce qu’il se remet sans cesse en question jusqu’à arriver à s’approcher de ce qu’il considère comme l’idéal, n’a pas hésité après la captation à procéder à des modifications dans la disposition des musiciens, pour que la fosse puisse avoir un rendu sonore qui donne plus de couleur dramatique que la mise en scène, plus soucieuse de forme et d’esthétique, ne donne pas a priori.
Alors oui, on entend mieux les bois, parce que des instruments ont été regroupés (comme bassons et hautbois), ou un peu surélevés, les basses un peu plus tournées vers la salle, et ainsi d’autres petits changements qui peuvent paraître véniels à l’amateur et qui en réalité ont des conséquences fortes dans un art où toute modification a une sorte d’effet-papillon sur l’ensemble.

Il en est résulté cette impression très nette d’un orchestre plus présent, plus protagoniste du drame, avec des contrastes plus nets, plus effilés, plus présents, avec un tempo plus soutenu (la représentation est plus courte qu’annoncé a priori) et plus vif, et surtout une plus grande respiration, comme un air de liberté qui a soufflé et qui ne soufflait pas sur la première représentation. Le triomphe remporté à la fin notamment par l’orchestre mais pas seulement, montre quelle prise a eu la représentation sur le public et comme certaines modifications peuvent déterminer une autre écoute. La routine, c’est faire d’une représentation la copie de l’autre, installant solistes et musiciens dans le confort de l’attendu. Alarcón a choisi de revenir sans cesse sur le métier, pour produire à la fin ce petit miracle de rigueur et d’équilibre, mâtiné de théâtre et de couleur, qu’il a offert en ce 2 mars.

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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