Idomeneo mis en scène par Sidi Larbi Cherkaoui © Filip Van Roe

Idomeneo sculpté par la danse à Genève

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Après Atys mis en scène par Angelin Preljocaj en 2022, le Grand-Théâtre de Genève met à l’affiche, jusqu’au 2 mars 2024, une nouvelle production lyrique confiée à un chorégraphe. Avec une danse qui se fond dans la scénographie évocatrice dessinée par Chiharu Shiota, le spectacle de Sidi Larbi Cherkaoui est porté par la direction de Leonardo Garcia Alarcon et l’incarnation de Bernard Richter, remplaçant, au pied levé dans le rôle-titre, Stanislas de Barbeyrac.

Idomeneo mis en scène par Sidi Larbi Cherkaoui © Filip Van Roe

Le mouvement qui amène les chorégraphes à la mise en scène lyrique ne se réduit plus aux œuvres – comme Atys ou Les Indes galantes – où la danse occupe, de par le genre, une place significative. Aviel Cahn, l’actuel directeur du Grand-Théâtre de Genève, l’avait déjà accompagné à l’Opéra des Flandres, en confiant deux productions – Satyagraha et Pelléas et Mélisande – au directeur du ballet de l’institution belge, Sidi Larbi Cherkaoui, lequel se trouve désormais à la tête de la compagnie de la maison genevoise. Avec Idomeneo de Mozart, le chorégraphe belge ne se contente pas de mettre en images et en gestes un avatar de l’opera seria. Plutôt que rester fidèle au final heureux, empreint de l’esprit des Lumières, que le compositeur autrichien et son librettiste, Varesco, avaient réécrit, il choisit de revenir à la conclusion originelle – quoique parfois discutée – du mythe, qui est celle de l’opéra de Campra, source inspiratrice de l’opus de Mozart, où le héros sacrifie son fils. En contradiction avec les intentions du texte et de la musique, les jeunes amants sont sacrifiés pour la préservation du trône : le roi de Crète se refuse au passage de relais générationnel et à une libre détermination amoureuse – question au cœur des Noces de Figaro, sinon de la trilogie Da Ponte.

Idomeneo mis en scène par Sidi Larbi Cherkaoui © Magali Dougados

Mais c’est d’abord la puissance évocatrice de la scénographie de Chihatu Shiota qui retient l’attention. Avec un jeu de cordages rouges, meublé de quelques carènes navales à l’état d’ossuaire, la plasticienne façonne des images et des symboles qui se détachent sur une pénombre calibrée par les éclairages de Michael Bauer. Au-delà des rets du destin et du pouvoir, aux allures d’échiquier ou de tour d’ivoire, dans lesquels sont pris les personnages, les combinaisons formelles rendent sensibles les noeuds de l’intrigue, à l’exemple du rideau divisé à la façon d’un triptyque flottant, ou du tourbillon abyssal semblable à une clepsydre dans lequel se noie la folie d’Elettra. Dans cette grammaire visuelle abstraite qui se concentre sur les situations archétypales et évite l’écueil de l’illustration, passée ou présente, résumée de manière minimale par les costumes intemporels de Yuima Nakazato – l’opposition des deux peuples, les armures d’Idomeneo et d’Idamante –, la danse s’inscrit comme un élément scénographique mobile, voire dynamique, mais n’investit pas le spectacle de manière constante, à l’inverse de ce que proposait Angelin Preljocaj dans Atys ou même Anna Teresa de Keersmaeker avec Cosi fan tutte. Chez le premier, tous les chanteurs assumaient une part chorégraphique que, chez la seconde, ils reprenaient en mime simplifié. Ici, seuls certains solistes doublent, occasionnellement, la voix par le geste, au gré de leur parcours artistique mis ainsi en avant un peu gratuitement, comme l’entrée de l’Idamante de Lea Desandre.

Idomeneo mis en scène par Sidi Larbi Cherkaoui © Magali Dougados

Si cette dernière, mezzo un peu par défaut, avec une homogénéité de l’émission et du medium magnifiée par une musicalité habilement calculée, recueille les suffrages, c’est d’abord l’Elettra au caractère bien trempé de Federica Lombardi qui constitue la révélation pour le public genevois, devant lequel elle se produit pour la première fois. Seule à ne pas être prévue en prise de rôle, la soprano italienne se distingue par une palette de couleurs qui restitue l’ambitus dramatique du personnage, réparti entre autres dans trois airs contrastés. Giulia Semenzato fait respirer toute la fragile juvénilité, discrètement acidulée, d’Illia. Membre du Jeune Ensemble du Grand-Théâtre de Genève, comme Luca Bernard et William Meinert, respectivement Grand-Prêtre de Neptune et Oracle, Omar Mancini n’oublie pas l’humanité d’Arbace avec une voix à la fois claire et sensible. Remplaçant à la dernière minute Stanislas de Barbeyrac qui devait livrer son premier Idomeneo, Bernard Richter reprend un emploi qu’il n’avait pas servi depuis plusieurs années. Sans insolence de moyens, le ténor suisse privilégie l’harmonie du timbre et des accents : la vaillance cède le pas à la tendresse mozartienne et à la vérité expressive. Préparé par Mark Biggins, le Choeur du Grand-Théâtre remplit sans démériter son office.

C’est cependant la direction de Leonardo Garcia Alarcon, réunissant dans la fosse les musiciens de Cappella Mediterranea, et, pour la première fois sur instruments d’époque, ceux de l’Orchestre de Chambre de Genève, qui donne tout son sel à cet Idomeneo. Rehaussant les interventions des pupitres pour composer une mosaïque ondoyante de saveurs orchestrales, parfois surprenante, le chef argentin libère la partition de Mozart du marbre d’opera seria dans lequel elle reste parfois figée, et lui donne une vitalité moins orthodoxe que singulière, mais en fin de compte d’une belle efficacité, comme toujours chez ce défenseur d’une réinvention musicologique au travers du feu de l’interprétation vivante.

Gilles Charlassier

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