Chroniques

par bertrand bolognesi

La bohème
opéra de Giacomo Puccini

Opéra national de Bordeaux / Grand Théâtre
- 18 avril 2024
Emmanuelle Bastet met en scène LA BOHÈME à l'Opéra national de Bordeaux...
© éric bouloumié | opéra national de bordeaux

Il sera dit que personne n’oubliera le centenaire de la disparition du maître de Lucques ! Lancée quelques mois à l’avance par le fort dynamique Festival Puccini de Torre del Lago [lire nos chroniques de Turandot, Madama Butterfly et Il tabarro], justement marqué par l’excellente Bohème controversée de Christophe Gayral [lire notre chronique du 25 août 2023], puis par les représentations de La rondine en amont des fêtes de fin d’année piémontaises [lire notre chronique du 19 novembre 2023], l’Année Giacomo Puccini est fêtée partout, par les plus prestigieuses maisons d’opéra comme par les plus humbles. Avant de prochaines aventures pucciniennes qui occuperont le devant de la scène jusqu’à Noël, et après la création d’une nouvelle Fanciulla del West à Lyon puis la reprise de la Turandot de Giuseppe Frigeni à Modène [lire nos chroniques des 15 et 17 mars 2024], nous retrouvons les amours de Musetta et Marcello ainsi que celles de Mimi et Rodolfo à l’Opéra national de Bordeaux, en ce soir de première dans la splendeur bleu et or du superbe théâtre de Victor Louis.

Comme à beaucoup, il ne nous déplairait pas de pouvoir entendre et voir, à l’occasion de cette célébration, quelques-uns des titres délaissés du compositeur. Pourquoi ne pas oser programmer Le Villi, par exemple, Edgar ou encore La rondine et Il trittico, certes moins rares que les deux premiers ouvrages cités ? À Avignon comme à Dijon sonneront des Tosca, quand l’Opéra national de Paris reprendra, après l’été, une ancienne production de Madama Butterfly. Les drastiques restrictions budgétaires auxquelles des décisions politiques musclées confrontent nos directeurs d’institutions lyriques ne sont pas pour rien dans les choix à faire. Car comment prendre le moindre risque en des temps où la culture est la cible des hauts fonctionnaires de l’État et celle des autorités territoriales, quand bien même son budget demeure assez restreint pour qu’il ne justifie pas qu’on le pointe ? L’administration constate une dette toujours plus affolante et, ce faisant, vient puiser dans l’enveloppe la plus petite pour redresser les finances publiques : c’est là le paradoxe qu’il convient de souligner, car s’il s’agissait véritablement d’apurer les comptes, il y aurait bien plus à gagner en frappant d’autres portes. De là à conclure qu’il n’y faut voir que volonté brute de limiter l’offre culturelle, ni plus ni moins, et de justifier ce choix d’appauvrissement fait pour le citoyen par un argument fallacieux, il n’y a qu’un pas qu’on laissera aux spécialistes de la chose politique le soin de franchir et d’argumenter plus clairement que nous ne saurions le faire.

De même que l’Opéra national du Rhin confiait, au printemps dernier, sa Turandot à Emmanuelle Bastet [lire notre chronique du 9 juin 2023], Emmanuel Hondré, directeur général de l’Opéra national de Bordeaux, fait aujourd’hui appel à la metteure en scène dont nous avons diversement salué le travail [lire nos chroniques de Lucio Silla, Pelléas et Mélisande, Les pêcheurs de perles et Madama Butterfly]. Son approche, vraisemblablement motivée par une connaissance sensible de l’œuvre et de son origine littéraire dans le naturalisme français, affirme un pragmatisme certain qui autorise une sobriété bienvenue. Avec la complicité du scénographe Tim Northam (en charge des costumes comme du décor), Bastet construit sa Bohème sur un plateau presque nu que viennent à peine peupler quelques éléments de structure toujours légère. Devant une grande toile qui arbore un lavis gris, réfrigérateur, chaise, poêle et canapé suffisent à suggérer la mansarde du premier tableau. Une constellation étoilée, d’abord perçue comme naïve illustration de l’état de béatitude de l’élan amoureux, est vite comprise comme lien entre les deux actes : lorsque quelques bouteilles s’y suspendent à leur tour apparaît le comptoir du café Momus. Après ce deuxième chapitre suivi d’un entracte, une balançoire de fortune accueille le vague à l’âme de Mimi, suspendu dans l’encore nuit d’un petit matin timide que signalent les ombres hantant le portique, en haut de scène. Dans le même souci de fluidité entre les épisodes, selon un ingénieux fondu, la toile des premiers temps descend des cintres juste avant l’issue de celui-ci : désormais, tout s’affiche de guingois dans la soupente montmartroise, privée du canapé comme du poêle comme par une précarisation radicale des conditions de vie de nos joyeux gamins. Grâce à une direction d’acteurs qui ne laisse rien au hasard – ce dont témoigne, entre autres, la gamine qui réclame obstinément sa trompette durant le réveillon –, le spectacle prend un atour théâtral qui convainc. À l’exception du dernier quatuor masculin qui ne prend pas, la complicité des garçons y étant surtout forcée, le plateau accueille une vie trépidante, baguier idéal à la survenue de l’émotion.

Outre les voix du Chœur maison, préparées par Salvatore Caputo, et celles de la Jeune Académie Vocale d’Aquitaine sous la houlette de Marie Chavanel, la distribution ici réunie se révèle assez homogène et caractérise favorablement chaque protagoniste. Aux efficaces Marchand de Luc Default, Douanier d’Olivier Dubois et Sergent de Jean-Philippe Fourcade répond le sonore Woosang Kim en Parpignol attachant. Loick Cassin donne un Alcindoro moins farce que d’habitué, et même bien chantant. On retrouve avec plaisir la robustesse du baryton Marc Labonnette en Benoît vocalement souple, mais encore délicieusement clown [lire nos chroniques de Sémélé, Don Giovanni, Pastorale, Le bourgeois gentilhomme, Pénélope, Don Quichotte chez la Duchesse, Trompe-la-mort, Le soulier de satin, Le nozze di Figaro, Platée et La bohème]. Le quatuor fait exception à l’unité avancée plus haut : le Schaunard de Timothée Varon, qui ne démérite pas du tout, ne s’inscrit toutefois pas dans le format de ses camarades, ce qui vient à le discréditer quelque peu [lire notre chronique d’Armide]. En la basse géorgienne Goderdzi Janelidze nous tenons un grand Colline, d’une sûreté absolue, qui livre, pour finir, une Vecchia zimarra dont la douceur consolatrice envahit le théâtre de son onctueuse vastitude [lire notre chronique de Rigoletto]. D’abord flamboyant de lyrisme, le Rodolfo d’Arturo Chacón-Cruz accuse une justesse malaisée pendant le réveillon, mais après l’entracte, il reprend hardiment les rênes de son organe, livrant une prestation de plus en plus probante jusqu’au dernier instant [lire notre chronique d’I Lombardi alla prima crociata]. Enfin, on retrouve l’excellent Thomas Dolié qui prête un impact confortable à son incarnation d’un Marcello profond ; mordant à pleines dents le texte, le baryton n’en élève pas moins le phrasé du peintre vers les sommets [lire nos chroniques de Die Zauberflöte, A midsummer night's dream, L’enfance du Christ, Le Balcon, La traviata, Ariadne auf Naxos, Les Indes galantes, Rinaldo, Phèdre, Béatrice et Bénédict, Les Troyens à Carthage, Phryné, Les Boréades et Carmen].

Si la Musetta de Francesca Pia Vitale [lire notre chronique de La sonnambula], quoique souple dans le portage de l’aigu et d’un timbre charmant, ne convainc pas tout à fait, tant par le chant dont la ligne est souvent fragmentée et par un style vocal maniéré que par le personnage, grande ado impudique qui s’amuse plutôt que jeune coquette parfaitement cynique avec ses protecteurs – l’artiste n’est pas responsable d’un choix de mise en scène, si c’est le cas –, la Mimi de Juliana Grigoryan, sonore en diable, brûle les planches ! Déjà détentrice d’une grande maîtrise de son art, le jeune soprano contrôle prudemment le chant sans que celui-ci paraisse contrit en rien. D’un legato gracieux et plein, elle ne limite ni l’impact naturel de son organe ni son abondante expressivité.

LA découverte de cette soirée n’est cependant ni Juliana Grigoryan ni Thomas Dolié ou encore Goderdzi Janelidze : il s’agit du jeune Roberto González-Monjas, né à Valladolid il y a trente-six ans [lire notre chronique de Requiem]. Après un départ impératif, son approche se distingue par une fluidité roborative et une précision analytique qui cependant jamais n’arbore de froideur. Outre le dessin de premier violon, tendre à choyer le cœur, le chef espagnol accorde un relief particulier aux cordes graves comme à la harpe, qui porte une lecture plus personnelle que d’ordinaire,une lecture ou l’on ne rencontre pas cette italianità dont paradoxalement l’absence pourrait bien être une qualité. À la musicalité fort cultivée et au grand sens du drame de cet artiste viennent s’ajouter une attention à chaque détail d’orchestration, toujours tissé dans la dramaturgie, telle une musique en acte, pourrait-on dire, un plaisir communicatif à ouvrir l’horizon aux voix, dans un équilibre idéal. L’onctuosité et la vigueur de l’interprétation sont habitées par une sensualité dont la générosité ne sécrète point de sucre. Ce chef aime Puccini, mais encore aime-t-il le théâtre lyrique, les chanteurs et les musiciens, réalisant avec eux une collaboration parfaitement féconde dont on se souviendra longtemps. Voilà, assurément, quelqu’un qu’il faut suivre !

BB