S’il y a un compositeur dont les opéras se prêtent parfaitement à la version de concert, c’est bien Wagner. Comme tout le drame de l’action est contenu dans sa musique, qui décrit les moindres sous-entendus de l’intrigue via les leitmotive, voir hors de la fosse la petite centaine de musiciens requise permet d'en apprécier tous les détails. En ce samedi soir, la scène du Théâtre des Champs-Élysées est ainsi submergée d’instruments : une horde de six harpes l’illumine d’éclat dorés tandis qu’une forêt d’instruments à vents, dont l’orée est plantée de trois bassons, la recouvre d’une végétation brillante.

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Yannick Nézet-Séguin dirige La Walkyrie au TCE
© Jean-Philippe Raibaud

Deux ans après avoir proposé dans les mêmes conditions L’Or du Rhin introductif de la Tétralogie, l’Orchestre philharmonique de Rotterdam revient pour La Walkyrie et livre avec justesse toutes les émotions de l'ouvrage, avec une appétence pour le tragique. Dès les premières notes, le raclement granuleux des contrebasses et violoncelles nous plonge dans la forêt terrifiante qui abrite le repère de Hunding. On admire plus généralement la cohésion des pupitres de cordes, avec un son homogène et plein. Les climats graves ou funèbres définis par les bassons, cors et trombones sont bouleversants dans le deuxième acte pendant le récit de Wotan et la marche funèbre de Siegmund. La disposition des tuben au fond de la scène de manière centrale plutôt que sur un côté est une idée convaincante : leurs interventions semblent émaner de l’au-delà et portent l’œuvre dans l’obstination du motif de la fatalité.

Au-delà de ces qualités au niveau des pupitres, la grande prouesse orchestrale de la soirée est la cohésion générale qui se dégage de l’ensemble. Tous les musiciens répondent à la direction de Yannick Nézet-Séguin comme un seul homme, avec une fluidité exemplaire. À cet égard, l’attendue chevauchée des Walkyries, jamais pesante et toujours portée vers l’avant malgré un tempo raisonnable, est une franche réussite : on a véritablement l’impression de monter un fier destrier. Très sollicité par son ancien directeur musical, l’orchestre garde la plupart du temps un son riche, bien que parfois le brillant presque clinquant encouragé par le chef lui fasse perdre en volupté et en mystère.

La distribution de cette Walkyrie est un autre coup de maître, avec autant d’artistes d’exception que de rôles. Stanislas de Barbeyrac, avec quelques dérives belcantistes de certaines attaques par le bas et ses mezza voce poétiques, propose un Siegmund volontaire et sensible qui prend position avec engagement. Il lui faut bien une épée magique pour ne pas trembler devant le musculeux Soloman Howard : la voix puissante de la basse américaine rend toute la rusticité brutale d’un Hunding à la prononciation agressive. Tiraillé entre les deux camps, le Wotan de Brian Mulligan n'est hélas pas aussi captivant. Son timbre forcé à partir de la nuance mezzo forte rend son écoute presque pénible sur le long terme, malgré un jeu théâtral qui expose clairement les maux qui le rongent.

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La distribution de La Walkyrie salue le public du TCE
© Jean-Philippe Raibaud

La Fricka de Karen Cargill qui lui tient tête est irrésistible, alliant à une musicalité qui exacerbe le contenu de ses paroles un langage corporel impérieux capable de plier n’importe quelle volonté. Avec un tel charisme, on peut comprendre que Brünnhilde cherche à l’éviter. Dans ce rôle, Tamara Wilson, qui continue de montrer au public parisien qu’elle peut chanter tous les répertoires, fait elle aussi corps avec le texte, depuis ses sourires enjoués d’enfant guerrière au chagrin du bannissement en passant par bien des émotions. De la puissance et de la tendresse dans la voix, sans faiblesse de registre : tout est là pour une incarnation idéale de la walkyrie préférée de Wotan. Ses huit consœurs font elles aussi parler leur puissance vocale au cours d’une chevauchée mémorable au déferlement de décibels grisant. La Sieglinde qu’elles décident de sauver est interprétée en toute subtilité par Elza van den Heever. Sa technique vocale à toute épreuve lui permet de ménager une progression intéressante : d’abord très sage et soumise aux événements, elle libère peu à peu sa puissance vocale et son expressivité jusqu’à un motif de la rédemption par l’amour à en perdre la tête.

Au-delà du chant, tous les personnages sont incarnés dans un engagement complet de leurs interprètes, au point que le spectateur, plongé dans l’éloquent univers orchestral wagnérien, comprend tous les mécanismes psychologiques qui les caractérisent. On en oublie presque que c’est un opéra qui se joue « normalement » avec mise en scène : on s’en sera passé sans aucun désagrément ce soir.

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