Les Mesdames Butterfly d’Opera Philadelphia
La production, notamment avec le travail scénographique de Yuki Izumihara, est claire dès le début : plutôt que de chercher à retrouver les éléments pseudo-réalistes de l’intrigue ou de la partition de Puccini, elle prend le parti de représenter l’histoire de Cio-Cio San comme une fantaisie, ou un rêve produit pour les publics occidentaux, ignorants de la situation des populations japonaises au Japon, ou même aux États-Unis, faisant ainsi partie de la « Nikkei » Community (communauté nippo-américaine). Paradoxalement, c’est justement cette conscience d’une représentation tronquée qui donne à cette production toute son humanité, et un certain sens, justement, de vérité. La production ne cherche à aucun moment à représenter une fantaisie orientaliste, mais bien à porter un autre message, comme l’atteste l’interlude tenant place d’entracte entre l’acte II et l’acte III, où sont projetés les portraits et actions de femmes Asian American qui ont changé le regard à la fois sur les femmes, et sur l’Asie (comme Cio-Cio San d’une certaine manière).
Le cœur de l’opéra et de cette mise en scène tient en effet dans la représentation de Butterfly, à travers un jeu de double : Cio-Cio San est représentée sur scène par une marionnette japonaise aux allures de poupée, créée par l’artiste chinoise Hua Hua Zhang, poupée qui va précisément être manipulée pendant tout l’opéra, quand la soprano Karen Chia-ling Ho lui donne sa voix.
La soprano assume ce rôle avec une grande maîtrise, en mêlant une intensité et une chaleur de la voix à un vibrato large, et des dynamiques assurées. Un peu hésitante dans les intonations pour le début de l’opéra, elle se libère totalement à partir de l’acte II, montrant une belle amplitude et une puissance, qui lui valent une quasi standing-ovation. L'artiste fait aussi le choix d’interpréter Cio-Cio San avec différents styles, passant de l’adolescente criarde et trop enthousiaste à la mère fatiguée (effets qui semblent vraiment poussés, mais résonnent aussi avec l’idée non-réaliste de la « poupée » Butterfly). À ce sujet, sur scène la manipulation de cette fragile marionnette rend quelquefois Karen Chia-ling Ho un peu trop discrète, et la chanteuse s’efface alors un peu trop derrière le mythe.
L’autre grande voix féminine de cet opéra est Kristen Choi en Suzuki. La jeune mezzo-soprano assume une voix passant d’une certaine fragilité, avec un vibrato serré, à une voix pleine et ronde dans les graves, qui en fait la meilleure amie de Cio-Cio San davantage qu’une nourrice plus âgée. Sa présence scénique, simple mais assurée, en fait l’un des piliers de cette production. Le dernier personnage féminin de l’intrigue est alors Kate Pinkerton, l’épouse américaine, interprétée par Anne Marie Stanley. La mezzo-soprano joue à la fois sur la hauteur et la chaleur dans ses interventions, malgré une diction en italien un peu inconstante.
Anthony Ciaramitaro propose en Pinkerton une voix chaude et enlevée, avec des résonances nasales. L’enthousiasme naïf de cet Américain insouciant se retrouve alors dans les dynamiques et la musicalité mais manque de précision. Dans les dernières scènes, il se révèle cependant par son vibrato et ses accentuations.
Face à lui, Sharpless est interprété avec émotion par Anthony Clark Evans. Un peu timide dans les débuts, le baryton se révèle avec une voix bien particulière, mêlant puissance et large vibrato avec un timbre caverneux.
Goro l'entremetteur est interprété par Martin Bakari avec un timbre nasal, un vibrato serré et une intensité claire et chaude, tout en travaillant sur la musicalité du phrasé. Le Bonze, interprété par Suchan Kim, est malheureusement bien trop discret. La voix est articulée mais le timbre sec. Les interventions brèves de Kyle Miller en Yamadori ont les mêmes qualités, avec une certaine propension vers l'aigu.
André Chiang est efficace en commissaire impérial, puissant mais sans fioriture. Sang B. Cho est un greffier peu audible.
La famille de Cio-Cio San, qui l’accompagne pendant la présentation et le mariage avec Pinkerton, reste ici très discrète, tant physiquement que vocalement, et s’ils accompagnent l'héroïne dans leur mouvement, ils restent particulièrement en retrait.
Le Chœur manque malheureusement d’assurance, avec des sopranos fragiles, qui restent timides et ne laissent pas passer leur voix. De la même manière, les voix masculines sont trop discrètes, et les basses semblent peu assurées. Ce sont donc les voix intermédiaires qui se révèlent, et notamment les altos, qui compensent par une rondeur de son et de beaux contrechamps, tandis que les ténors offrent une performance efficace.
L’Orchestre peine aussi un peu, avec des parties absolument resplendissantes mais d’autres plus difficiles (les solos de flûte sont ainsi assez inégaux). La direction de Corrado Rovaris est pourtant intense, proposant une interprétation dynamique et enlevée, beaucoup plus festive que les versions traditionnelles parfois un peu languissantes de l’opéra.
Les stars de l’opéra deviennent alors la marionnette et le fils de Cio-Cio San, joué par le jeune Jayden Wu, rendant sa tendresse à cette histoire bien triste. Cette émotion touche bien toute la salle de l’Académie de musique de Philadelphie ainsi que son directeur David B. Devan, dans de longs et enthousiastes applaudissements pour la dernière de la saison et sa dernière également (il cède son poste au contre-ténor Anthony Roth Costanzo).