Chroniques

par vincent guillemin

Die Frau ohne Schatten | La femme sans ombre
opéra de Richard Strauss

Bayerische Staatsoper, Munich
- 7 décembre 2013
Wilfried Hösl immortalise la Frau ohne Schatten de Warlikowski à Munich
© wilfried hösl

L’expérience de la nouvelle production de Die Frau ohne Schatten de Strauss à la Bayerische Staatsoper de Munich limite la capacité du critique à transcrire le vécu, tant l’adjectif « génial » semble le seul terme capable de qualifier l’interprétation de Kirill Petrenko.

Alors que sa mise en scène magique de Lulu (Berg) surélevait un niveau global correct dont ressortait la superbe héroïne de Barbara Hannigan [lire notre chronique du 28 octobre 2012], cette création plus classique de Krzysztof Warlikowski ne fait qu’accompagner magnifiquement une direction incomparable. Chaque phrase orchestrale surgit d’une réflexion profonde sur la partition et la superposition des thèmes, sans limiter jamais le lyrisme ni la puissance pendant les quelques trois heures quinze que requière l’œuvre jouée sans coupures. La clarté des pupitres exalte les couleurs de l’écriture straussiennes en exploitant chaque intervention soliste, aux premiers rangs desquelles ressortent le premier violon, la flûte, le Glaßharmonica et les harpes, seuls les Wagner Tuben montrant parfois quelques menues faiblesse dans un ouvrage complexe que Munich n’a pas donné depuis plusieurs années. Très éloigné d’une interprétation « de répertoire » que livrerait la Staatskapelle de Dresde, par exemple, ou les Wiener Philharmoniker, cette vision est beaucoup plus novatrice et personnelle sous cette baguette que toutes celles entendues ces dix dernières années.

La violence des premiers accords tranche avec l’extrait de L’année dernière à Marienbad, film réalisé en 1961 par Alain Resnais, dont l’emploi dans ce contexte paraît être de fomenter la symbolique de la recherche homme-femme et le déroulement d’une histoire déjà connue par le passé. S’ensuit une lecture ultra-rigoureuse et relativement sage du livret où la mise en scène fournit des clés de perception pour chaque personnage et chaque thème, dans un univers mi-enchanté mi-contemporain. Le conte s’achevant dans le bonheur de la fertilité retrouvée, Warlikowski semble moins proche des protagonistes qu’il aurait pu l’être de la psyché d’Elektra ou qu’il le fut de Médée [lire notre chronique du 16 décembre 2012]. Le parallèle entre l’acteur du film-concept de Resnais et l’Empereur de Strauss s’impose immédiatement. Ce dernier aurait capturé l’Impératrice alors qu’elle arborait forme de gazelle, montrée en taille réelle en haut de scène droit tandis que l’animal mâle siège en trophée au mur d’un superbe décor de Małgorzata Szczęśniak. De la gazelle sortira une petite fille, l’Impératrice enfant, emmenée par la Nourrice sur « Töchterchen …» (ma petite fille). Le lien scénographique entre le monde d’en haut (couple impérial), un intérieur cossu fait de panneau de bois, et celui d’en bas, d’une blancheur clinique, est assuré par un ascenseur au-dessus duquel un écran permet la lecture en boucle d’une scène tournée à l’intérieur du Palais de Schönbrunn (issue du même film) à l’Acte I, d’une jolie femme nue au II, dont les formes généreuses appelant au désir n’occultent jamais le but final (la procréation).

Il faudrait relever plus longuement les détails, comme ces cinq poissons prélevés dans l’aquarium pour être mangé à la fin du premier acte, ou Barak se couchant avec une tête de renard alors que sa femme, aux faux-airs de « couguar » masquant l’angoisse inhérente à sa stérilité, rentre en scène avec un renard mort qu’elle caresse affectueusement. On pourrait également détailler les tics de Warlikowski – piqûres d’héroïne, univers médical, transcription dans les années soixante-dix – et les ponts qu’il ménage entre chacune de ses productions, comme ce retour de King Kong déjà présent dans Věc Makropulos [lire notre chronique du 27 avril 2007] : il raconte sa propre histoire de spectacle en spectacle, en la servant mais en servant aussi celles des autres. Focalisons plutôt sur deux idées particulièrement intéressantes : la première est la personnification du temps qui fatalement s’écoule trop vite grâce à l’allégorie du vieillard, assimilable au personnage de Keikobad, et à l’horloge affichant l’heure réelle à l’Acte III ; la seconde la réanimation, sur un lit d’hôpital, de l’Empereur normalement changé en pierre, soulignant la relation de la vie à la mort dans le désir de procréation. Les vidéos de Denis Guéguin et les lumières de Felice Ross accentuent l’univers onirique et appuient la magie orchestrale (fin d’Acte II et début du III), nous emportant dans les flots (II) et sous l’eau, parmi les ombres de poissons (III).

Toutefois, le chef ne saurait faire oublier des voix d’un niveau parfois moindre. Le Chor der Bayerischen Staatsoper est excellent, tout comme son Kinderchor ; les enfants apparaissent à de nombreuses reprises coiffés de têtes de faucons dont le principal est le rouge qui appartient à l’Empereur (décrit dans son premier grand air). Ce rôle est tenu par Johan Botha, très en forme, d’un timbre fort adapté. Le Barak de Wolfgang Koch possède clairement la voix requise, même si nous regrettons un léger manque de chaleur. À l’inverse, le Geisterbote de Sebastian Holecek à un timbre parfait, contrairement aux trois frères dont les handicaps physiques sont ici transposés vers une marge asociale.

En Nourrice, Deborah Polaski compense une voix mûre par un engagement scénique toujours très intelligent. Elena Pankratova maitrise toutes les notes de la Teinturière sans l’incarner pour autant. L’Impératrice d’Adrianne Pieczonka est très belle et domine régulièrement un orchestre dont le volume ne permet aucune concession, bien que trop de références marquent le rôle d’autres ampleur et grâce. Le reste de la distribution est tenu par les chanteurs solides de la troupe munichoise, parmi lesquels nous citerons la Voix d’en haut d’Okka von Damerau et d’Eri Nakamura dans celle du Faucon.

Il aura fallu vingt ans à la Bayerische Staatsoper pour créer une nouvelle production de Die Frau ohne Schatten dont la force vient valider cette longue absence, tant la direction de Kirill Petrenko fait figure de référence. Une distribution supérieure aurait fait de ce spectacle l’un des plus important de la décennie, en l’état, il aura surtout permis de confirmer l’un des plus grand chef actuel, à aller écouter cette saison dans Boris Godounov, Der Rosenkavalier ou Die Soldaten, et cet été à Bayreuth dans le Ring !

VG