Après la production de Peter Sellars et Bill Viola à l’Opéra de Paris en 2014, Tristan et Isolde est une nouvelle fois présenté à Paris en version scénique. Deux ans plus tard, donc, ce n’est pas à Bastille mais au Théâtre des Champs-Élysées que cinq représentations de l’opéra wagnérien sont programmées, dans une mise en scène signée Pierre Audi. Dans la fosse, l’Orchestre National de France est dirigé par Daniele Gatti. Sur le plateau, Torsten Kerl et Rachel Nicholls incarnent les amants maudits. Une production très satisfaisante dans l’ensemble, soignée et émouvante, réfléchie et inspirante.

« Aujourd’hui encore, je cherche en vain dans tous les arts une œuvre qui égale Tristan par sa fascination dangereuse, par son épouvantable et douce infinité. » Le commentaire de Nietzsche résume à lui seul la puissance enchanteresse de Tristan und Isolde, opéra à la beauté irrésistible, aux sonorités sensuelles et métaphysiques, opéra de l’amour impossible, qui a provoqué chez les auditeurs une admiration ininterrompue depuis sa création, mais aussi de virulentes critiques de rejet – l’opéra étant même taxé d’ « indécence ». Wagner avait pressenti à quel point l’intensité émotionnelle contenue dans son œuvre était vertigineuse : « Ce Tristan devient quelque chose de terrible ! Ce dernier acte !!! Je crains que cet opéra ne soit interdit… seules des représentations médiocres peuvent me sauver ! De parfaitement bonnes rendront l’auditoire fou. »

La mise en scène de Pierre Audi restitue d’une certaine façon cette impression de folie implacable qui imprègne l’histoire tragique de Tristan et Isolde. La scénographie très épurée se fait de plus en plus austère à mesure que l’intrigue se déroule : dans l’acte I, de sombres panneaux coulissants se parent furtivement des couleurs projetées par un système vidéo, ce qui instaure une atmosphère à la fois théâtrale et poétique, comme si l’on assistait au miroitement chatoyant des possibilités futures, l’avenir restant suspendu jusqu’à l’absorption décisive du philtre à la fin de l’acte. Dans l’acte II, les amants se retrouvent au milieu d’une forêt qui ne les abrite que très imparfaitement, puisque celle-ci est faite de grands roseaux espacés, dont l’agencement ne protégera pas Tristan et Isolde des regards. L’acte III exprime la désolation avec plus de force encore ; le château de Kareol est réduit à une austère baraque isolée au milieu des roches, bientôt parsemée des cadavres de tous les protagonistes à l’exception d’Isolde, qui se détache peu à peu du monde lors de sa transfiguration.

Les vêtements et les attitudes subissent eux aussi une altération progressive au fil des actes. D’abord caractérisée par une certaine élégance – longs manteaux, coiffures soignées -, l’apparence des personnages devient plus naturelle au deuxième acte (robes et cheveux détachés pour les femmes, tenues sobres pour les hommes), et enfin presque négligée à l’acte III, où les perruques ont été retirées, les tenues sont mal assorties, on utilise même des k-ways bleus contre les embruns marins. Si les décors, ainsi que leurs parures, lumières ou vidéos, sont esthétiques et adaptés à la progression de l’opéra, le point culminant étant à l’extrême fin – lorsque la silhouette noire d’Isolde, se détachant en contre-jour sur fond lumineux, esseulée, se dresse au centre de la scène jonchée de corps, telle l’essence de l’immortalité de l’amour -, la progression des costumes laisse un peu perplexe (étant donné qu’ils sont de moins en moins agréables à regarder, et qu’on ne comprend pas forcément pourquoi).

Autre problème, assez récurrent dans les opéras de Wagner : quelle que soit l’expressivité que les chanteurs transmettent dans leur chant, et malgré quelques très beaux jeux de regards, ils semblent se mouvoir séparément, ne jamais entrer en contact, ce qui est relativement problématique pour deux amants… En revanche, d’un point de vue vocal, c’est irréprochable. Torsten Kerl frôle la perfection dans ce rôle ; quel plaisir d’entendre chacune de ses inflexions, suave, délicate, poignante ! Face à lui, Rachel Nicholls est tout aussi superbe en Isolde : sa voix est contrôlée sur tous les points, jamais recouverte par l’orchestre (pourtant un peu trop sonore à plusieurs reprises !), et chargée d’une intensité qui ne retombe pas, presque électrique. C’est une Isolde comme rajeunie qu’on découvre, aux intonations affirmées, aux phrasés dynamiques – il n’y a jamais trop de vibrato ou un allongement excessif des voyelles. Un duo en or ! Le reste de la distribution est aussi très bon : Michelle Breedt est une Brangäne attachante, Brett Polegato, un Kurwenal affirmatif, et Steven Humes, le roi Marke, fier et noble malgré sa souffrance. A l’exception de quelques décalages entre les cordes, l’Orchestre National de France interprète la partition avec beaucoup d’inspiration, et se montre convaincant de bout en bout (notamment les bois). Daniele Gatti a réalisé un beau travail avec ses musiciens. On regrette seulement les quelques passages abordés franchement « à la Verdi », avec une passion trop brute, loin de la subtilité inhérente à la musique wagnérienne. En globalité, on est émus, on oublie le temps qui passe ; la beauté déchirante de Tristan und Isolde emporte tout sur son passage.

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