Dix mois après la fabuleuse Norma de Maria Agresta, le Théâtre des Champs-Élysées propose pour quatre représentations celle, non moins remarquable, de Cecilia Bartoli.

Depuis sa création en 2013 au Festival de Pentecôte de Salzbourg, cette production, conçue par la diva elle-même avec l’aide de ses complices metteurs en scène Moshe Leiser et Patrice Caurier, a déchaîné bien des passions autour de la fidélité revendiquée à la partition originale. Sans entrer dans les querelles d’experts, force est de constater avant tout que cette « réinvention » sied comme un gant à Cecilia Bartoli, dont la voix n’est pas faite pour le rôle tel que nous le connaissons. Ceci étant posé, pour apprécier cette Norma, il est indispensable d’oublier pour un temps tout ce que nous connaissons de l’œuvre, tout ce que nous en aimons. C’est en effet une proposition radicalement différente qui nous est faite, tant sur le plan musical qu’au niveau dramaturgique : une proposition qui fait revivre l’héritage baroque d’un opéra à la charnière entre classicisme et romantisme.

La femme dont la tragique histoire nous est contée ici n’est pas la grande prêtresse gauloise détentrice d’un pouvoir politique et militaire : c’est avant tout une femme, qui éperdument amoureuse d’un officier ennemi, trahit son peuple par et pour cet amour ; une femme qui, trahie à son tour par son amant – et père de ses enfants – fait le sacrifice de sa vie en avouant publiquement ses fautes. Pour soutenir ce point de vue, ce n’est pas en Gaule que Moshe Leiser et Patrice Caurier ont situé l’action, mais en France, sous l’Occupation. En effet, le parallèle est assez évident entre le destin de Norma et celui de ces femmes qui ont collaboré avec l’occupant pendant la Seconde Guerre Mondiale. Dès l’ouverture, la très belle scénographie de Christian Fenouillat, servie par les lumières de Christophe Forey et les costumes d’Agostino Cavalca, introduit le drame et plante le décor par le biais de trois saynètes. L’action se déroule dans une école – temple de la connaissance et donc lieu sacré – qui, après avoir été investie par les soldats allemands, est abandonnée, puis abrite un groupe de Résistants. Tout ceci est très cohérent, à quelques petites incongruités près (l’invocation à la lune, la cueillette du gui). La direction d’acteurs, très précise, fait siens les mots de Cecilia Bartoli : « Il ne faut pas seulement chanter Norma, il faut la jouer ! ». Prenant pour modèle Anna Magnani, son incarnation et son engagement sont saisissants.

Sur le plan musical, l’édition critique de la partition par Maurizio Bondi et Riccardo Minasi, explorée et digérée dans ses moindres détails, donne lieu à une révision fondamentale, tant sur le plateau – avec l’inversion de tessitures entre Norma, et Adalgise – que dans la fosse. Les artifices traditionnels du bel canto sont laissés de côté pour privilégier l’émotion et la tension dramatique. Nonobstant la déroutante rapidité de certains tempi, le pari est réussi. On y voit une belle illustration de ce que Richard Wagner disait de Norma : « La Norma, parmi toutes les œuvres de Bellini, est celle qui a la veine mélodique la plus abondante, jointe à la plus profonde réalité, à la passion intérieure. »

Par sa présence scénique et par sa voix, Cecilia Bartoli, est la reine incontestée du plateau et de la soirée. Après une entrée en matière un peu terne (« Sediziose voci »), elle déploie rapidement toute sa virtuosité avec notamment des aigus souverains, des nuances et des vocalises impressionnantes de naturel et de précision. Jamais la démonstration technique ne vient obérer l’émotion : d’ailleurs, celle-ci culmine moins dans « Casta diva » que dans « Teneri figli » ou dans la scène finale. Avec sa voix juvénile, le soprano Rebeca Olvera donne vie à la « véritable » Adalgise, jeune prêtresse oscillant entre naïveté et loyauté. Le Pollion de Norman Reinhardt, s’il est parfois un peu en deçà en termes de puissance et de présence, n’en possède pas moins un beau timbre clair et une émission très naturelle. Seul, Peter Kálmán, avec son interprétation monolithique d’Orovèse, ne parvient pas à émouvoir. Les seconds rôles, Clotilde et Flavius, trouvent en Rosa Bove et Reinaldo Macias des incarnations tout à fait convaincantes. Il faut souligner enfin l’excellente déclamation de tous les chanteurs, qui rend superflue la lecture des surtitres – pourvu que l’on comprenne l’italien.

Dans la fosse, avec ses instruments anciens, l’ensemble I Barocchisti, dirigé par Gianluca Capuano, fait entendre des couleurs inédites composées sur une palette très étendue. L’osmose avec les chanteurs est totale et la tension ne faiblit jamais. Le Coro della Radiotelevisione Svizzera Italiana, remarquable de cohésion et de précision, est aussi efficace dans la rage du « Guerra, Guerra ! » que dans le plus élégiaque « Non partì? ».

Qu’on adhère ou non au parti-pris musical et théâtral, on ne peut demeurer indifférent à cette Norma, qui a l’immense mérite d’innover et ce faisant, de démontrer que l’opéra est bel et bien un art vivant.

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