Chroniques

par gilles charlassier

Norma
opéra de Vincenzo Bellini

Théâtre des Champs-Élysées, Paris
- 12 octobre 2016
Cecilia Bartoli incarne Norma, dans la mise en scène de Caurier et Leiser
© vincent pontet

Le retour aux sources historiques et musicologiques initiée il y a un demi-siècle par ceux que l'on nomme parfois encore baroqueux est désormais entré dans les mœurs mélomanes : devenue naturelle jusqu'à Mozart, la démarche ne cesse de convertir dans le renouvellement de l'approche du répertoire romantique. La résurrection, depuis quelques années, de deux grandes figures du bel canto par Cecilia Bartoli (la Malibran et la Pasta) participe du travail de décapage des traditions. Mettons à part les (nombreux) inconditionnels de la diva romaine, à la popularité sans doute presque aussi intacte que les cachets : pour autant, les débats autour de son enregistrement et ses choix herméneutiques ne préjugeaient pas nécessairement de la violence des controverses suscitées par sa Norma créé en 2013 à Salzbourg, au festival de Pentecôte dont elle a pris la direction artistique – certains bienheureux purent la voir à Monte-Carlo l'hiver dernier, avant les Parisiens lors de cette première qui tient de l'événement au moins aussi mondain que lyrique. À l'évidence, le chef-d’œuvre de Bellini fait partie des totems auxquels il demeure tabou de s'attaquer, à en juger par les réactions d'une majeure partie de la critique qui pourrait se rassembler sous le slogan « Touche pas à ma Norma ! ».

De quel blasphème se serait-on rendu coupable ?
Compilant des sources originales, dont on n'évaluera pas ici la valeur, Cecilia Bartoli dépouille l'ouvrage de sa bure hiératique et lui redonne une vitalité que n'aurait pas reniée un Rossini. On lui oppose l'évolution du genre historique que le Cygne de Pesaro avait déjà accompagnée en ce début des années 1830, mais surtout les mânes de Callas – laquelle réhabilita le rôle avec le succès que l'on sait – en confondant, au passage, dans une même fin, l'intensité religieuse de son incarnation avec la restitution de la richesse expressive, oubliant que la première n'est que le moyen privilégié par l'icône grecque pour servir la seconde. Soixante ans après son aînée, le mezzo italien ne fait qu'explorer, avec des moyens différents pour un résultat à l'apparence diamétralement opposé, l'humanité d'une héroïne « encyclopédique », pour reprendre les mots du compositeur.

La lecture de Patrice Caurier et Moshe Leiser abonde sans réserve dans le sens de cette destitution prosaïque du mythe. Si l'on est habitué aux transpositions de l'un des plus prolifiques tandems du marché opératique, la présente, en translatant l'intrigue d'une Antiquité politiquement peu compromettante à l'Occupation française du début des années quarante, réussit à offrir au drame une acuité souvent anesthésiée dans une relative neutralité – à la manière d'un symptôme, la réaction du public témoigne encore de la délicatesse mémorielle attachée à cette période sombre. Passons rapidement sur l'argument de l'issue des conflits respectifs – les Gaulois vaincus par les Romains, tandis que la France Libre aura raison des nazis. Point n'est question d'eschatologie historique : il ne faudrait pas fourvoyer l'adaptation dans une explication d'un passé par un autre. Celle-ci cherche d'abord à saisir les tensions qui animent Norma : institutrice tombée sous le charme du chef ennemi, elle conçoit, dans le secret, deux enfants. Telle est la situation exposée pendant l'Ouverture – on songe déjà au destin qui, à la Libération, attendait les soupçonnées de collaboration sexuelle avec l'ennemi et, si elle échappe à la tondeuse, la druidesse aura les cheveux coupés avant le sacrifice, même si cette pratique ne réfère pas exclusivement à cet épisode récent de l'Histoire. L’accent mis sur l'intimité d'une condition féminine effacerait l'empreinte religieuse du personnage, quand bien même la maîtresse d'école peut être vue comme une prêtresse d'un culte laïc, où les élèves seraient un vivier de vestales en formation dont Adalgisa serait issue – d'où le choix de la juvénilité quant à l'interprète de cette dernière. Une fois le conflit installé, l'établissement d'enseignement se transforme en retraite logistique, abstraite aux menaces derrière ses volets fermés, sanctuaire que viole Pollione où la parole de Norma, gardienne du savoir, sert de guide aux résistants, puis se fait bûcher où périront la traîtresse et son complice.

Inscrite dans une scénographie soignée par Christian Fenouillat que rehaussent les lumières de Christophe Forey, sans oublier les costumes dessinés pas Agostino Cavalca qui participent de sa cohérence, la lecture, sécularisée certainement et aux allures de réalisme cinématographique, assume pour autant le progrès de l'intrigue, transsubstantiant l'essentiel du tropisme religieux en sa traduction sociale et politique. Partiale pour d'aucuns, la conception redistribue l'intensité dramatique d'une manière inédite au fil de l'ouvrage, ce dont se fait écho l'architecture d'un plateau élaboré autour de l'incarnation de Cecilia Bartoli.

On ne s'attardera pas sur l'idiosyncrasie vocale de la soliste, laquelle affiche au demeurant un vibrato à la virtuosité moins serrée qu'ailleurs. Sans négliger la ligne élégiaque du chant bellinien, le mezzo dévoile le meilleur de sa science dans des cabalettes ornementées avec une inventivité où la vérité musicale se met au service d'un portrait psychologique mobile. Soprano léger palpitant de fraîcheur, sinon de verdeur, Rebeca Olvera ne peut que limiter l'aura usuellement consacrée en Adalgisa et fait verser le trio à la fin du premier acte avec Pollione – estimable Norman Reinhardt à la voix claire et qui échappe à l'airain réglementaire, nonobstant des contraintes audibles dans l'aigu – aux confins du marivaudage, sinon du vaudeville. Péter Kálmán (Oroveso) force un peu malhabilement l'émission, tandis que Rosa Bove et Reinaldo Macias confèrent à Clotilde et Flavio une épaisseur rare et bienvenue.

Prenant le relais de La Scintilla et Giovanni Antonini, Gianluca Capuano et I Barocchisti assument une esthétique sur instruments d'époque et déploient une rhétorique sans doute parente qui n'hésite pas à emprunter au baroque. Le dégraissage des textures (en particulier des cordes), jusqu'à l'épure rythmique dans les premières mesures, n'empêchent pas des trouvailles sonores à l'expressivité inattendue. La plasticité des tempi, qui n'exclut pas des imprécisions que la fougue se chargerait de gommer, se montre toute théâtre mais cède parfois à l'artifice, à l'image de certains ensembles qui bousculent un peu trop les habitudes d'écoute pour n'être qu'honnêtes. Mentionnons encore les interventions du Coro della Radiotelevisione svizzerra de Lugano, préparé par Donato Sivo au diapason d'une conception générale qui, pour être ni consensuelle ni référentielle, élargit avec à-propos le fonds exégétique d'une partition dont plus d'un, oublieux des multiples et parfois contradictoires ressources herméneutiques des grandes œuvres, croit détenir la vérité unique.

GC