Singspiel en trois actes de Mozart crée en 1782 au Burgteater de Vienne, l’Enlèvement au Sérail semble être l’un des opéras du compositeur figurant le plus au programme des salles Européennes ces dernières saisons. Le livret de Johann Gottlieb Stephanie trouve en effet une résonance intemporelle quant aux thématiques qu’il explore, et son adaptation et/ou sa transposition dans des époques et des lieux très variés offre de riches possibilités de traitement. Rapide passage parisien pour la distribution de la nouvelle production zurichoise de l’Enlèvement, qu’il est encore possible de voir jusqu’au 21 Décembre à l'Opernhaus Zürich. Le Théâtre des Champs-Élysées, producteur de la version concert pour cette unique représentation, accueillait ce précieux casting de chanteurs ayant habilement su tirer parti des contraintes imposées tant par l’étroitesse de l’espace libre en scène que par la transposition de cette production sous une forme nouvelle.

L’amplitude vocale et la palette de graves déployée par la soprano Olga Peretyatko rend justice à une Konstanze qui apparaît dans une position de domination face à Osmin. Sa gestion millimétrée du souffle qu’elle engage dans la tenue des notes ne ternit en rien la sensualité et la luminosité de ses aigus, agiles et caressant, qui se mêlent avec volupté au timbre de Nahuel di Pierro, disposant d’une assise particulièrement stupéfiante dans les graves tout en conservant la souplesse et la puissance qui lui permettent d’offrir une palette vocale foisonnante de possibilités, le chanteur livre une interprétation parodique du personnage d’Osmin, caricaturant ici la figure sociale qu’il est censé incarner.

Entre ces deux personnages, Belmonte, fiancé de Konstanze, qui sous les traits du ténor Pavol Breslik donne à ce personnage une dimension allant bien au-delà de l’héroïsme que l’on associe au personnage. Parvenant à moduler son timbre plus aisément dans les aigus que dans les graves, sa ligne vocale conserve cependant une certaine unité, claire, tenue, qui confère une certaine stature au chanteur, dont la présence scénique est très forte. Michael Laurenz incarne quant à lui un Pedrillo tout en tensions, passant de la nervosité au calme et à la douceur des plus mélodieuses. Tant scéniquement que dans son émission sonore, le ténor alterne entre notes chaleureuses et presque égrenées une à une, et amplitude plus profonde et froide, qui rend son interprétation de Pedrillo particulièrement théâtrale. À ses côtés, la soprano Claire de Sévigné dépeint une Blondchen piquante et à l’énergie peu emprunte d’un romantisme fade. Sa souplesse vocale et l’intense clarté avec laquelle elle aborde le personnage de Blondchen révèle toute son indépendance, qui, au regard de sa position – otage de Selim mais aussi femme de chambre de Konstanze – tendrait plutôt vers la soumission. Très expressive et apte à exécuter des aigus très ornés, Claire de Sévigné semble tout à fait s’épanouir dans ce rôle.

Le rôle du pacha Selim tenu par le comédien Sam Louwyck est quant à lui moins convaincant. Les parties récitatives du livret ayant été coupées pour cette version concert, Selim ne s’adresse pas ici directement à Konstanze mais devient narrateur du récit. Commentant la progression de l’intrigue comme s’il en était spectateur, il donne à ses mots une tonalité comique renforcée par une gestuelle appuyée – comme lorsqu’il insiste sur le mauvais caractère d’Osmin –, presque illustrative. Ces interventions semblent peu nécessaires au regard du jeu des chanteurs qui, pourtant contraints par le peu d’espace voué aux déplacements en scène, ont su traduire avec honnêteté et justesse les affects de leurs personnages respectifs.

Pour donner corps à cette œuvre, les chanteurs étaient accompagnés par l’Orchestra La Scintilla Zurich dirigé par le fascinant chef Russe Maxim Emelyanychev, qui a su maintenir les équilibres et les harmonies entre les pupitres et tout en offrant une direction particulièrement nerveuse de l’œuvre. Il est impressionnant de voir, physiquement, l’agitation qui meut l’ensemble du corps du chef lorsqu’il dirige, prenant soin de suivre également la progression du chant avant d’entamer des ruptures. Sans bousculer le rythme de la partition, il a su orienter les musiciens de l’orchestre vers une interprétation toute attentive et faite de soulignements subtils qui, même sans décor, a su rendre tangible les émotions qui jalonnent la progression du récit. En arrière de la scène, le chœur supplémentaire de l’opéra de Zürich – qui n’intervient que deux fois – maîtrise habilement le répertoire mozartien, et a fait preuve d’une grande intensité dramatique dans les moments de trios où leurs voix se confondaient aux peines exprimées en avant-scène. 

Évitant de traiter de ses aspects symboliques en miroir de l’actualité internationale, cet Enlèvement en version de concert nous rend particulièrement attentif à la voix et au texte, rendant limpide ses thématiques – interdits, religion, multiplicité culturelle, manipulation – lesquelles sont fortement empruntes d’une misogynie que même les harmonies et les lignes les plus chargées de romantisme ne parviennent pas à rendre moins violente.  

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