Critique – Opéra & Classique

Trompe-la-Mort de Luca Francesconi

En mots et en notes, voyage au cœur des métamorphoses de la Comédie Humaine

Trompe-la-Mort de Luca Francesconi

Vautrin, alias Herrera, alias Collin, alias Trompe-la-Mort : cette créature multiple, la plus multiple de toute la littérature française, constitue-t-elle un bon sujet d’opéra ? C’est le défi lancé par Stéphane Lissner, patron de l’Opéra national de Paris, au compositeur italien Luca Francesconi, première commande de l’institution lyrique parisienne depuis qu’il en assure la direction (2015). Le pari a été tenu.

La première représentation eut lieu le 16 mars dans les ors, velours et sculptures du Palais Garnier qui ont servi de plans et d’arrière-plans aux décors mouvants, ambulants de la mise en scène de Guy Cassiers. Musique puissante, images polychromes, jeu et voix en adéquation avec les personnages tout était réuni pour une réussite qui pourtant n’a pas atteint le sommet qu’on pouvait en espérer.
La complexité du personnage titre est telle que le fil rouge qui doit en relier les métamorphoses, les formes et les reliefs en devient pratiquement inextricable. Fregoli de la pègre, escroc, bagnard, forçat évadé, faux moine puis au final vrai chef de police, il se transfigure dans trois romans clés de la Comédie Humaine d’Honoré de Balzac, du Père Goriot aux Illusions perdues en passant par Splendeurs et misères des courtisanes. Auxquels on peut ajouter le Vautrin drame théâtral.

Manipulateur diabolique au service de son seul pouvoir, il se déguise et se défigure pour passer d’un escamoteur à l’autre. Le tout régi dans l’ombre d’un inconscient qui à l’époque ne pouvait pas épeler son nom : l’homosexualité. Deux hommes y sont liés par « cette amitié profonde d’homme à homme qui fait pour eux une femme, une bagatelle ».

En deux heures de spectacle, réparties en quatre phases, Luca Francesconi adapte les escales de la Comédie Humaine en livret. Fidèle au langage balzacien, il resserre l’étrange destinée de son Trompe-la-Mort hétéroclite autour de la passion que lui inspire le trop jeune, trop beau, trop pauvre et trop paumé Lucien de Rubempré. Avec lequel il conclut un pacte faustien : Lucien jouira de toutes les richesses possibles mais il lui appartiendra corps et âme : « Vous brillerez, vous paraderez pendant que, courbé dans la boue des fondations, j’assurerai le brillant édifice de votre fortune ». Jusqu’à la mort. Lucien fera connaissance du monde et du beau monde, la société des nantis où les banquiers côtoient les aristos fauchés, les dames de la haute et les prostituées. L’élève docile tombera amoureux de la courtisane et la ronde du contrat ne tournera plus dans le bon sens.

La musique épouse les strates du récit à la manière d’une musique de film, tantôt pétillante, tantôt alanguie, tantôt rageuse, noire d’ébène, tonale et dissonante, faisant claironner ses percussions, ses cordes fourmillantes et frémir ses cuivres, y ajoutant la mélancolie d’un accordéon. Une musique imagée dont les parties vocales exige quelques voltiges virtuoses et une puissance de projection capable de dominer celle des instruments. Certains rechignent devant la prouesse comme Philippe Talbot, le jeune ténor nantais qui, en Rastignac fin de race, laissent ses graves se noyer dans la fosse. D’autres y parviennent en parfaite clarté, Béatrice-Uria-Monzon est une comtesse de Serisy dont chaque note, chaque syllabe flamboie, Chiara Skerath met du burlesque dans sa Clotilde de Grandlieu, Ildiko Komlosi pare de mystère Asie, la rauque confidente, Marc Labonnette barytonne en rondeur le baron de Nucingen.
Le trio dominant exécute ses parcours tortueux sans déraper. Julie Fuchs aborde l’amoureuse Esther de son timbre délicat, tout en pureté, à la fois douce et palpitante en concordance avec son jeu de comédienne. On aurait pu rêver d’un Lucien plus lumineux, plus donjuanesque que celui de Cyrille Dubois, mais il apporte au personnage une candeur d’adolescent qui lui va bien au teint et des aigus pointus qui percent l’âme.

Laurent Naouri enfin, baryton de classe dont les graves aujourd’hui flirtent avec les abysses des basses, démontre une fois de plus qu’il est à la fois un grand chanteur et un grand acteur. Son Trompe-la-mort, d’abord perruqué en abbé sous soutane, puis en Collin au crâne rasé endosse au final l’autorité militaire du flic malfrat qui conclut « La haine fait vivre. Qu’on travaille ! ». De bout en bout Naouri reste persuasif dans son étrangeté.

Son jeu comme celui de ses partenaires s’accorde à la conception de Guy Cassiers ce metteur en scène belge, vedette en son pays et hors frontières qui n’avait encore jamais été sollicité par l’Opéra de Paris. Ses débuts y sont étincelants – peut-être trop - . C’est donc le Palais Garnier, de ses greniers à ses caves, en passant par ses loges, ses lustres et son plafond peint par Chagall, qui servent de miroirs aux de rôles de l’intrigue, entrecoupés d’espace noirs striés de fusées d’or. Des bandes illuminées de vidéos dégringolent des cintres et y remontent, l’univers y est vertical mais ceux qui y vivent se déplacent à l’horizontale sur un tapis roulant qui les trainent aller/retour d’un bout à l’autre du plateau.

Sur un écran géant, des visages en gros plan sondent et révèlent leur intimité. Tout est constamment en mouvement. On aimerait, ici ou là, un temps de pause. Une trêve pour se concentrer davantage sur la musique que la finlandaise Susanna Mälkki, ex-pensionnaire dirigeante de l’Ensemble Intercontemporain, communique ici, en finesse et netteté, aux musiciens de l’orchestre de l’Opéra de Paris. Sa grâce est souveraine, sa précision taille au couteau les envolées explosives et leurs retombées en souffrance et nostalgie.

Cette percée dans un pan de l’œuvre d’Honoré de Balzac, sa gigantesque Comédie Humaine, deviendra-t-elle un jour un classique ? Rien n’est moins sûr. La question se pose à chaque création. Et ces créations, quel que soit leur avenir, sont un aliment indispensable à la vie musicale.

Trompe-la-Mort de Luca Francesconi, livret du compositeur d’après Honoré de Balzac. Orchestre et Chœurs de l’Opéra National de Paris, direction Susanna Mälkki, mise en scène Guy Cassiers, décors Guy Cassiers et Tim Van Steenbergen, costume Tim Van Steenbergen, lumières Caty Olive, vidéo Frederik Jassogne. Avec Laurent Naouri, Julie Fuchs, Cyrille Dubois, Marc Labonnette, Ildiko Komlosi, Chiara Skerath, Christian Helmer, Laurent Alvaro, François Piolino, Rodolphe Briand.

Palais Garnier, les 16, 18, 25, 30 mars à 20h30, le 2 avril à 14h30, le 5 avril à 19h30
08 92 89 90 90 - +33 1 71 25 24 23 – www.operadeparis.fr

Photos : Kurt Van der Elst - Opéra National de Paris

A propos de l'auteur
Caroline Alexander
Caroline Alexander

Née dans des années de tourmente, réussit à échapper au pire, et, sur cette lancée continua à avancer en se faufilant entre les gouttes des orages. Par prudence sa famille la destinait à une carrière dans la confection pour dames. Par cabotinage, elle...

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