Chroniques

par bertrand bolognesi

Trompe-la-mort
opéra de Luca Francesconi

Opéra national de Paris / Palais Garnier
- 18 mars 2017
Trompe-la-mort, opéra de Luca Francesconi, en création mondiale à Paris
© kurt van der elst | opéra national de paris

Dans une de ses fameuses Lettres à l’étrangère (1832-1844), Honoré de Balzac confie le plan d’un vaste projet, connu plus tard sous le titre de La comédie humaine. Par le biais du roman, il imagine d’explorer « l’histoire du cœur humain tracée fil à fil, l’histoire sociale […] dans toutes ses parties » pour en fouiller ensuite les causes puis, dans un troisième temps, parcourir la société « pour la juger » (26 octobre 1834). Endetté après une entreprise d’édition qui tourna vite court (mais dont les conséquences le contraignirent à des fuites répétées, des changements brutaux d’adresse et jusqu’à masquer parfois son identité, comme un aventurier), loin de s’adonner à un règlement de compte, ainsi que ses détracteurs estimèrent devoir le faire accroire, Balzac fait état, à travers le grand cycle que l’on sait, d’une « pathologie de la vie sociale ».

De nombreux destins traversent le grand œuvre balzacien sur lequel s’est penché Luca Francesconi. Après Quartett d’après la pièce éponyme d’Heiner Müller interprétant Les liaisons dangereusesde Pierre Choderlos de Laclos – opéra créé à la Scala en 2011 dans une production de La Fura dels Baus actuellement reprise au Liceu (Barcelone) qu’on pourra voir en avril à Rouen dans une mise en scène de John Fulljames (Royal opera House, Londres, 2014) –, le compositeur italien a choisit Jacques Collin, personnage haut en couleur, bagnard épris de justice sociale et de beaux jeunes gens, tel Madeleine, son compagnon corse, mais aussi Rastignac et Rubempré. Fort adroitement, le Milanais a lui-même cousu main un livret concentré sur la seconde vie de ce dernier, à partir de sa rencontre avec Collin qui le sauve du suicide et jusqu’à son suicide effectif.

Plutôt que de bramer un message politique tout cuit, Francesconi, à l’instar de Balzac, d’ailleurs, laisse au public loisir de tirer ses propres conclusions. Si, par une plongée en image dans le Palais Garnier dontle luxe doit à la révolution industrielle comme au fruit sanglant des colonies,la scénographie de Guy Cassiers et Tim Van Steenbergen pointe du doigt une bourgeoisie profondément immorale, c’est par une confrontation sonore que le musicien infiltre son sujet : les baignoires d’orchestre sont investie d’une armada de percussions réinventées que l’on dira brutes (comme il est un art brut dans le domaine plastique), associant à la séduisante sophistication de la fosse une ponctuation régulière qui n’a rien de poli – ainsi la dimension politique de l’œuvre se trouve-t-elle formellement signalée par le matériau lui-même. La société des dominants représentée sur le plateau ne saurait se passer de la misère qui toujours plus l’enrichit, jusqu’à devoir, pour finir, se garantir du crime en engageant un criminel comme chef de sa police.

L’écriture de Francesconi est tour à tour féroce, sensible, redoutablement manipulatrice, toujours brillante, comme cet interlude de forge entre la découverte du cadavre d’Esther et son chant d’adieu, ornemental et dolent, ou encore l’épiphanique carillon de la victoire finale de Trompe-la-mort (surnom de Collin). Pour la servir, l’Opéra national de Paris met à disposition une douzaine de voix qui toutes tiennent idéalement leurs incarnations. Ainsi trois espions parfaitement efficaces – Laurent Alvaro en solide Contenson, Rodolphe Briand (Corentin) et le Peyrade persiffleur de François Piolino –, le soprano agile et frais de Chiara Skerath en Clotilde de Grandlieu et le grand mezzo confortable d’Ildikó Komlósi en Asie, la truculente complice [lire nos chroniques du 4 novembre 2015 et du 4 mars 2011, ainsi que notre critique du CD A kékszakállú herceg vára]. On applaudit le Nucingen buffo de Marc Labonnette autant que le Rastignac du vaillant Philippe Talbot, sans oublier Béatrice Uria-Monzon à laquelle sont confiés les glapissements drôles et pitoyables de la comtesse de Sérisy.

Quatre grands rôles tiennent l’ouvrage, par leur importance dramaturgique et les pages musicales qu’ils ont suscitées. On retrouve le jeune Cyrille Dubois en Lucien de Rubempré, cher enfant du diable supérieur : on admire son ténor clair, la souplesse de l’émission et l’engagement scénique [lire nos chroniques du 11 février 2016, du 22 mai 2015, du 8 novembre 2013 et du 18 décembre 2010]. À La Torpille sacrifiée à l’ambition, Julie Fuchs offre une voix d’une confondante facilité qui sans ciller se joue des difficultés de la partition [lire notre chronique du 19 octobre 2012]. Un duel d’un quart d’heure achève l’opéra, où s’opposent la corruption du pouvoir et la force du contre-pouvoir – l’évanouissement des forces de l’ordre à l’avènement de Collin comme chef de la police est délicieux. En marquis de Granville, procureur général, le baryton Christian Helmer fait montre d’une assise vocale impressionnante et d’un timbre attachant qui invitent à suivre assidument sa jeune carrière [lire nos chroniques du 10 avril 2011, du 18 juin 2015 et du 7 juin 2016]. Le rôle-titre est son adversaire, magistralement tenu par Laurent Naouri.

À Milan, Quartett était créé sous la direction de Susanna Mälkki, qui manque beaucoup au paysage contemporain français, depuis son départ de l’Ensemble Intercontemporain [lire notre entretien]. La cheffe finlandaise se met une nouvelle fois au service de la musique de Luca Francesconi [lire notre chronique du 8 juillet 2007] pour la création mondiale de Trompe-la-mort (commande de l’Opéra national de Paris). La précision salutaire de sa lecture, l’immersion avisée dans l’écriture des timbres et la dynamique des différents niveaux de perception avec lesquelles joue le compositeur, révèlent des textures inouïes et une urgence de chaque instant qui va se densifiant toujours plus dans la seconde partie du deuxième acte. Préparés par Alessandro Di Stefano, les artistes du Chœur maison ne déméritent pas.

Enfin, n’oublions ni le travail de lumières au cordeau de Caty Olive, qui dessine divers espaces de jeu requérant une précision affutée, ni les inserts vidéastiques de Frederik Jassogne : parfois littéralement narratifs, encore suggèrent-ils d’autres niveaux de lecture, comme cette envolée depuis le toit de l’Opéra à la mort d’Esther, de plus en plus haut, prenant du large dans le ciel parisien, quittant l’abominable théâtre mondain – finie, la rigolade, semble dire l’image.

En choisissant Balzac, dont habilement il a su garder la savoureuse vivacité de ton, Francesconi parle à l’acquis culturel français. Il le fait cependant avec cette lucidité politique de l’intellectuel italien, ce qui, durant les saluts, fait un peu gronder les rangs. « Comme on a raison d’avoir beaucoup d’argent » se sera donc trouvé quelque peu dérangé par une tant subversive ardeur critique. Tant mieux !

BB