On se réjouit toujours d'une création nouvelle et de son intégration à la programmation lyrique. La réunion inédite de neuf grandes institutions françaises abritées par les villes de Toulouse, Avignon, Bordeaux, Marseille, Montpellier, Toulon, Reims et Clermont-Ferrand a permis à L’Ombre de Venceslao de voir le jour à l'automne 2016, et d'arriver quelques mois plus tard sur les planches du Capitole. Adaptation de l’œuvre dramatique éponyme de Copi, ouvragée en 1977 par l’argentin expatrié en France, l’opéra a été réalisé par deux autres personnalités artistiques issues de l’immigration portègne : le compositeur Martin Matalon et le metteur en scène Jorge Lavelli. Prenant place dans l’Argentine des années 50, l'œuvre présente l’égarement des personnages, que ce soit du fait de l’attrait d’une vie nouvelle ou par la soif de rédemption, et affiche clairement ses ambitions de dynamiteuse de codes et sa volonté d’ouverture aux non-habitués de l’opéra.

L’action très séquencée, capte et mobilise en permanence l’attention du spectateur, du coup de tonnerre initial à la vision onirique finale. Le même séquençage, appliqué aux décors de Ricardo Sanchez-Cuerda, est un peu moins efficace, moins naturel. La pauvreté du milieu campagnard originel de Diamante, puis la découverte du style – trompeur – urbain plus riche est bien illustrée par les costumes, réalisés par Francesco Zito. Chacun va vers sa mort de façon inconsciente ou résignée. Les différents lieux sont sobrement mais efficacement illustrés par des portes tournantes et des rideaux dorés mobiles. Les chutes d’Iguazu sont faites d’un drap de soie circulaire qui amène un peu de poésie face à un ensemble dont le caractère brut et sombre est volontairement accentué par les lumières de Jean Lapeyre.

Le respect de la prosodie et la clarté du texte sont au centre de l’œuvre. La musique, servie par Ernest Martinez Izquierdo reste discrète, au second plan, malgré un langage acide et l’intégration d’effets sonores et d’instruments électroniques. L'accordéon, intégré à l’orchestre, et le tango, évoqué à de nombreuses reprises dans le texte, trouvent un écho dans le quatuor de bandéonistes qui monte sur les planches au centre de la pièce (Anthony Millet, Max Bonnay, Guillaume Hodeau, Victor Villena). Martin Matalon saisi à merveille la frénésie, le rythme, l’éthique du tango tout en faisant autre chose, en particulier sur le plan harmonique et mélodique. Les évocations de Lamarque, Merello et Gardel y trouvent un écho certains sur les planches comme dans le public. Toutes les figurations de la nature – en particulier de l’eau qui tient une place importante – et du quotidien sont parfaitement rendues par la musique.

La typologie des voix et la jeunesse du plateau rend parfaitement l’écriture pourtant parfois virtuose de la partition. Tout en puissance, Venceslao (Thibaut Desplantes) ne révèle la douceur de sa voix chaude que dans les dernières séquences, a l’instar de Mechina (Sarah Laulan). China (Estelle Poscio) brille par ses suraigus et la maîtrise parfaite des grands sauts d’intervalles. Rogelio (Ziad Nehme) fera de même, son morceau de bravoure étant finalement son dernier avant de mourir. Son amante aura une présence scénique plus forte, notamment lors de la séance de danse. La mise en abîme du public du Théâtre avec la séance « du National » auquel le couple assiste est piquante. Finalement, le meilleur jeu scénique revient sans doute au naïf et désespéré Largui (Mathieu Gardon) personnage pourtant plus secondaire. Le Perroquet (voix enregistrée de David Maisse), le Singe (rôle mimé, Ismaël Ruggiero) et le cheval « Gueule de Rat » (Germain Nayl) montrent aussi la prise en compte des individualités et la mise en place de rôles très spécifiques dans la composition de cette œuvre.

Un point en revanche plus négatif : la vulgarité des personnages, en particulier celle de Venceslao. On aura beau y voir une volonté de réalisme, de représentation crue et cynique de la vie, cet aspect devient particulièrement pesant au fur et à mesure que l’opéra se déroule. Il trouvera son apogée dans le viol sur scène de Mechita et dans la mort scatologique de Rogelio. Tous les spectateurs ne semblent pas « passer le cap », et ici semblent se confondre vulgarisation et vulgarité. On y perd sans doute aussi, du fait du passage de l’espagnol au français. La poésie du tableau final où Venceslao apparaît après son suicide, vêtu de blanc, puis disparaît depuis un autre monde rattrape cet effet chaotique : sérénité, cohérence et romantisme, seulement dans la mort. Tout aurait été parfait si le noir final avait été en phase avec le poing fermé d’Ernest Martinez Izquierdo.

***11