Retour triomphal d'Aïda à Stockholm
Pour la première fois depuis 1997, le public suédois peut apprécier Aïda de Giuseppe Verdi à l'Opéra Royal de Stockholm. Michael Cavanagh, metteur en scène canadien, y souligne le caractère de drame intime aux côtés de la splendeur des scènes de masse verdiennes. C'est une production dont le mouvement est surtout dû à la disposition scénique, se divisant, se haussant et s'abaissant pour produire un espace varié au moyen d'un rideau noir (pour les scènes intimes), un mur gris (suggérant l'architecture en béton des années 1960) et un arrière-fond doré (pour les scènes cérémonielles). Le décor et les costumes (Magdalena Åberg) sont en partie modernes (pour les militaires), en partie classiques (pour les religieux), et la scène triomphale a lieu partiellement dans le souvenir traumatisé de Radamès, contredisant souvent une musique joyeuse et victorieuse. Pourtant, cette mise en scène souffre énormément d'un manque de direction d'acteurs, notamment chez les chanteurs moins expérimentés.
Malgré la longue absence de cet opus à l'Opéra Royal de Suède, ce sont plutôt les débuts d'une jeune soprano dramatique dont tout le monde parle. Les mélomanes ont pu suivre les progrès de Christina Nilsson (née en 1990) dès ses premiers pas dans les écoles de chant, et sa première Aïda est aussi son premier rôle principal à Stockholm. Elle tient déjà à sa disposition un instrument et une musicalité au potentiel immense : grâce à une voix très travaillée, elle est capable de tenir de longues phrases musicales, stupéfier avec des aigus parfaitement contrôlés en toute nuance : en fait, plus il est aigu, plus son timbre devient beau. C'est une voix qui a également la possibilité de se développer en direction d'une plénitude sonore, tandis que son volume est déjà étonnant et s'entend toujours très bien, même dans les scènes de masse.
Le rôle de Radamès est chanté par l'Italien Ivan Defabiani (né en 1986), dont c'est aussi les débuts à Stockholm. Le manque de direction d'acteur se fait sentir chez lui, lorsqu'il doit exprimer le désespoir de son personnage durant la scène triomphale. Ceci dit, il émet une voix plus grande, forte et prometteuse que ne le laissent imaginer son âge et sa stature, et son ténor profond met l'accent sur Radamès en tant que guerrier. Ses aigus, dans la fameuse aria « Celeste Aida » comme ailleurs, sont très fiables, même si son chant est à de rares occasions instable et légèrement faux.
Katarina Dalayman (Amneris), passée du répertoire de soprano dramatique (Elektra, Brünnhilde, etc.) à celui de mezzo-soprano (Kundry, Clytemnestre), est la plus expérimentée de la distribution. Elle est à l'aise dans cette mise en scène, et malgré l'annonce de début de spectacle, le public n'entend pas ce rhume qui approche. La voix de Dalayman varie d'un timbre de soprano à la fois étincelant et chaleureux (qu'elle semble même retenir) à un registre grave et effrayant de mezzo-soprano. Au cœur de son interprétation vocale et scénique se trouve la lamentation d'Amneris, aussi bien que sa sensualité et ses tentatives de manipulation envers les autres personnages.
Johan Edholm (Amonasro) sait lui aussi transformer son expérience théâtrale, obtenue antérieurement dans des rôles comme Wotan, Don Alfonso et Scarpia, en mouvement scénique. Dans ce rôle verdien, il se sert de la présence d'une voix belle mais faible aux aigus, la contrebalançant avec un jeu musical qui rend crédible sa sinistre manipulation d'Aïda. Ayant déjà chanté le rôle du roi en 1994, Lennart Forsén figure encore comme basse principale dans cette maison, et sa belle voix produit souvent une expression captivante. Il lui manque un peu de force (surtout dans le registre haut) et par conséquent, il n'apparaît pas vocalement comme l'un des rôles les plus décisifs dans l'opéra, contrairement à l'Italien Alessio Cacciamani (né en 1987) qui chante son premier Ramfis. Après quelques temps, sa basse dense et vigoureuse remplit l'espace sonore et lui accorde l'autorité digne d'un grand prêtre égyptien, et ici la posture statique que lui accorde la mise en scène fonctionne assez bien.
Le messager de Danel Ohlman est marqué par la violence, dont le message autant que l'intervention vocale sont communiqués avec grand succès. À Stockholm, la soprano Angela Rotondo (la prêtresse) se prête souvent à de plus grands rôles comme Tosca, Amelia ou Maddalena di Coigny. Ici, sa présence scénique est prolongée en lui faisant remettre aux personnages principaux des armes de toutes sortes.
Pier Giorgio Morandi, revenu à Stockholm après des engagements à New York, Paris, Dresde et Milan, présente une lecture de la partition verdienne un peu inégale. Au début, il fait de l'Orchestre de l'Opéra Royal (Kungliga Hovkapellet) une machine accompagnant les chanteurs et l'action scénique quelque peu désunie. Les applaudissements fréquents et une trop grande bienveillance envers les démonstrations individuelles coupent constamment la trame dramatique et musicale, mais cette « machine » (au sens positif) se révèle finalement comme une expression d'évidence et du travail méthodique, si typique de Morandi dans le répertoire italien. Les temps forts de la soirée sont la communication très travaillée et raffinée des scènes solistes d'Aïda et d'Amneris, et la scène finale, où il mène le chant sublimement mêlé de Radamès, Aida et Amneris en direction du silence éternel.
Le chœur de l'Opéra Royal se présente comme un dispositif musical et dramatique très souple, même si on regrette une chorégraphie statique et diluée par une gestique mal synchronisée. Il se manifeste une réelle joie de chanter dans le final puissant de la scène triomphale. Le chœur arrive aussi à créer une atmosphère bien adaptée aux tableaux religieux et rituels, où les spectateurs peuvent deviner la présence d’une fraternité sacrée à laquelle ils n’accéderont jamais. Même à cet égard, la nouvelle Aïda se révèle comme réussie musicalement.