Une sorte de malédiction pèse sur Rimsky-Korsakov (en tout cas hors Russie) car ses œuvres peuvent être rangées en deux catégories : célébrissimes (Schéhérazade, Capriccio espagnol) ou à peu près inconnues (le reste). Heureusement qu’après Le Coq d’or en 2016, La Monnaie a eu l’heureuse idée de poursuivre cette saison ce qu’on espère n’être que le début de la remise à l’honneur sur nos scènes de cet immense compositeur lyrique.

Le Conte du Tsar Saltan, d’après l’œuvre éponyme de Pouchkine, nous narre l’histoire de Militrisa, une espèce de Cendrillon de la Russie médiévale, que le Tsar Saltan choisit pour épouse au grand dépit de sa tante et de ses deux sœurs. Alors qu'il est parti guerroyer, la Tsarine met au monde un héritier. Les manigances des rivales font croire au souverain que son épouse a accouché d’un monstre. Sur ordre – falsifié – du Tsar, la pauvre Tsarine et son fils sont mis dans un tonneau jeté à la mer. Mère et fils se retrouvent sur une île où le Tsarévitch Gvidon sauvera des griffes d’un rapace un oiseau-cygne. L’île se transforme miraculeusement en une prospère cité. Pour que Gvidon puisse revoir son père, l’oiseau-cygne le change en bourdon qui volera jusqu’au palais du Tsar – et c’est là qu’on entend « Le Vol du bourdon », autre tube du compositeur. Le cygne se révélera une charmante princesse que Gvidon épousera, il retrouvera son père qui pardonnera aux intrigantes. Happy end et liesse générale.

L’exploit du metteur en scène Dmitri Tcherniakov est d’avoir réussi à allier cette trame féerique à une très subtile façon de creuser l’intrigue sans en rien la dénaturer. C’est ainsi qu’il ajoute à l’œuvre un prologue parlé où, devant le rideau de fer représentant une palissade, une mère en vêtements modernes (nous découvrirons qu’il s’agit là de la Tsarine) explique qu’elle vit seule avec son fils. Ce dernier – adolescent autiste et hyperactif – vit dans le monde des contes et, justement, elle va lui raconter Le Conte du Tsar Saltan.

Le premier acte se situe dans une Russie ancienne où les personnages sont vêtus de riches costumes traditionnels, à ceci près qu’Elena Zaitseva a remplacé les brocarts, fourrures et broderies attendus par des tissus aux couleurs acidulées qui renforcent encore l’impression de féerique irréalisme. Mais le coup de génie de cette production est que toute l’action des deux actes qui suivent se déroule dans l’imagination du Tsarévitch, et que les voyages et exploits dont nous parle le livret nous sont rendus par la magie de la vidéo : les graphismes abstraits comme les images simples et prenantes de Gleb Filshtinsky donnent l’impression de voir projetées directement sur la scène les pensées et rêveries du jeune homme.

Pour le débarquement du Tsar sur l’île de Ledenetz, tout le monde se retrouvera vêtu de costumes contemporains, comme si la fin de la quête du père, l’heureuse réunion des parents et les noces de Gvidon et de la princesse permettaient une sortie, au moins partielle, du monde de l’autisme.

Transportant comme par magie le spectateur dans un univers d’une féerique et parfois douloureuse beauté, cette conception d’une exceptionnelle cohérence et profondeur de Tcherniakov ne serait rien sans l’enthousiasmante prestation de tous les chanteurs présents sur la scène de La Monnaie. Si, sur le plan purement vocal, l’oiseau-cygne de la soprano Olga Kulchynska et la basse granitique d’Ante Jerkunica dans le rôle de Saltan sortent du lot, la touchante sincérité de la Militrisa de Svetlana Aksenova et l’extraordinaire composition du ténor Bogdan Volkov en Gvidon vont droit au coeur, alors que tous les rôles secondaires sont parfaitement tenus et les chœurs de La Monnaie plus russes que nature. La stupéfiante richesse de la partition et la prodigieuse invention de Rimsky-Korsakov ne pouvaient espérer meilleur défenseur qu’Alain Altinoglu qui nous livre, à la tête d’un orchestre en très grande forme, une version toute de beauté et de poésie, rendant aussi bien l’éclat que la subtilité de cette musique.

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