C’est devant une immense toile aux motifs végétaux que résonnent les premières notes d’un des suprêmes chefs-d’œuvre de l’opéra romantique français. Si le premier thème, sorte de leitmotiv préfigurant la fin tragique de Werther, est livré de manière beaucoup trop lente et appuyée pour traduire adéquatement l’intensité du drame à venir, la direction du chef Jean-Marie Zeitouni s’anime heureusement dès le lever du rideau pour installer une tension dramatique qui ne se relâchera qu’après l’accord final du dernier acte. Le Bailli (l’excellent Marcel Beaulieu) et sa troupe de jeunes choristes pénètrent alors dans une immense pièce dont les murs aux peintures défraîchies célèbrent une nature idéalisée.

L’appartement, dont on verra un autre aspect au troisième acte, apparaît presque irréel grâce à une utilisation vertigineuse de la perspective et aux éclairages magiques de Linus Fellbom. Le plafond, pivotant vers le bas ou vers le haut, représente une sorte de soupape permettant aux aspirations du héros de s’élancer tantôt vers la voûte azurée, tantôt vers la nuit étoilée. S’octroyant de légitimes libertés par rapport à un livret faisant la part belle aux scènes extérieures, le metteur en scène Bruno Ravella, qui a très bien saisi la fécondité d'une tension entre espace privé et espace naturel, campe la quasi-totalité de l’opéra dans cet intérieur cossu réalisé par Leslie Travers pour l’Opéra national de Lorraine, décor symbolisant l’oppression des conventions bourgeoises qui pousseront Werther à s’enlever la vie. À la fin, ce dernier commet l’acte fatal à l’extérieur, puisqu’il perçoit son suicide comme une libération, une sorte de retour à la nature typique de l’ethos romantique.

À mesure qu’entrent en scène les différents chanteurs, on constate que le désastre vocal qui s’était produit dans la production de Carmen de mai dernier appartient heureusement au passé et qu’il est possible de faire une production convenable avec une distribution entièrement locale. Parlons d’abord du rôle-titre. Trouver un bon ténor – francophone de surcroît – qui ne coûte pas les yeux de la tête est tout un défi pour un directeur de maison d’opéra. Antoine Bélanger n’a certes pas tout à fait la voix d’un Werther, mais il livre une prestation honorable. Si son chant, servi par un timbre racé, une diction claire et un instinct musical sûr, sert excellemment le rôle dans le médium, les aigus ont cependant tendance à plafonner, du fait d’une propension à vouloir absolument faire des voyelles pures sur toute l’étendue de la voix, causant alors une tension vocale rédhibitoire dès que le ténor franchit le passage. Ces lacunes n’ont toutefois guère transparu dans le pourtant délicat « Pourquoi me réveiller », livré sans trop de difficultés. Aux côtés de Bélanger, la mezzo-soprano Julie Boulianne offre une solide Charlotte, avec une voix luxuriante et souverainement maîtrisée, même si la compréhension du texte n’est pas toujours aisée à cause d’un manque de différenciation des voyelles.

Les brillantes prestations du baryton Hugo Laporte et de la soprano Magali Simard-Galdès dans les rôles d’Albert et de Sophie sont un atout non négligeable de cette production. Si le premier propose une incarnation nuancée du mari de Charlotte, avec une voix chaude et bien timbrée, la seconde possède le profil idéal pour jouer la vibrante sœur de l’héroïne. L’air « Du gai soleil », qu’elle chante au deuxième acte, a été parfaitement rendu, avec des aigus cristallins et un impressionnant contrôle du souffle. Les rôles de Schmidt et Johann ont été tenus avec une même assurance par Eric Thériault et Dion Mazerolle.

Il demeure toutefois consternant de voir qu’une production aussi satisfaisante ne remplisse qu’une demi-salle (à la première de surcroît), et ce malgré une excellente couverture médiatique. Réfléchir à la place donnée à la culture savante au Québec s'impose de toute évidence comme un chantier urgent et nécessaire pour nos élites politiques.

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