Opéra-Comique : l’Orphée et Eurydice de Gluck ravaudé par Raphaël Pichon

- Publié le 20 octobre 2018 à 13:25
ORPHÉE ET EURYDICE
Le chef de l'ensemble Pygmalion a apporté ses propres modifications à la version Berlioz, sans convaincre. L'Orphée de Marianne Crebassa met en revanche la salle à ses pieds.

La version de l’Orphée que Berlioz élabora pour Pauline Viardot honore ici le talent captivant de Marianne Crebassa. Que les couleurs (fastes, profondes, chaleureuses, avec un grave extraordinairement varié), la résonance (saisissante d’entrée) se confondent avec un chant si pur, si humble et touchant, si intime dans sa parole, c’est en soi une merveille. La liberté n’est pourtant pas entière dans l’air à roulades, avec un orchestre soudain fade, mais peu importe : le sentiment de cette musique, son économie de la douleur, se trouvent incarnés par une artiste souveraine.

Le premier monologue ouvre un paysage spirituel, différent de « Quel nouveau ciel » ; l’imploration des Furies est d’une douceur fascinante quand l’air ultime, à un tempo parfait, ose de bout en bout le frémissement du désespoir. Lea Desandre est l’Amour qu’il fallait à cet Orphée : voix rayonnante mais charnelle, si noble dans son verbe en dépit d’acrobaties imposées, loin de la figure mignarde qu’on essuie souvent. L’Eurydice d’une Hélène Guilmette en méforme pâtit de la comparaison, mais encore d’un accoutrement de retraitée endimanchée.

La mise en scène d’Aurélien Bory organise cependant un système scénographique d’une belle abstraction, fondé sur quelques éléments archétypaux (le cercle, le voile, le miroir surplombant de l’immense plan mobile) tout en intégrant (caution culturelle ?) l’Orphée de Corot. L’idée des furies gisant pêle-mêle est traitée avec plus de force que dans le récent spectacle de Robert Carsen, et la musique de leur danse obsessionnelle, jouée avec une rare acuité des timbres, se traduit en pivot optique et symbolique du spectacle. D’autres moments laissent partagé : l’Elysée sinistrement brumeux où le visage éloquent de Marianne Crebassa ne se distingue plus, un hiératisme mâtiné de gesticulations réalistes, surtout des pantomimes proprettes, assez frigides, qui n’approchent jamais la puissance fantasmatique de l’Orphée réinventé par Pina Bausch.

C’est pourtant « l’opéra dansé » de la chorégraphe allemande qui inspire au moins le désir de tirer l’œuvre vers une circularité funèbre au moyen de ces collages tant prisés de Raphaël Pichon : suppression de l’ouverture (remplacée par la terribilità d’un extrait du Don Juan de Gluck qui évente la surprise sonore de l’acte ii) plus éviction de l’Amour ex machina afin d’accoupler le Maestoso infernal à la reprise du chœur initial, complaisamment alangui.

Car nonobstant la richesse de l’ensemble Pygmalion (à l’orchestre davantage que pour le chœur), le raffinement extrême du coloris (premier air d’Orphée), la question se pose : le chef serait-il de ceux dont Berlioz disait qu’ils font à Gluck « l’aumône de leur science et de leur goût » ? L’acte III commence ici par le solo désolé de la flûte sans ce qui devrait l’introduire et on y annexe un fragment en mineur du ballet de 1774 contre les choix de 1859 : en émoussant tels contrastes et avec eux le nuancier des séquences sous prétexte de « tragédie » (mais Orphée n’est pas Alceste), en risquant le léché dans la lenteur (dialogue du iv), la représentation contribue à falsifier la dramaturgie d’une œuvre que ses atours du jour, impressionnants à certains égards, exposent au vieux soupçon d’un enterrement déguisé en opéra.

Orphée et Eurydice de Gluck. Paris, Opéra-Comique, 14 octobre 2018.

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