Un Boris Godounov musicalement authentique au Grand Théâtre de Genève
Toute production
de Boris Godounov commence par un choix qui s’avère toujours être
un crève-cœur pour le directeur d’opéra et le chef d’orchestre
tant ces pages sont magnifiques : le choix de la version à
retenir. Genève a tranché en faveur de la version originale
composée en 1869 en sept tableaux, délaissant donc la version de
1872 comportant notamment l’acte polonais et la scène de la
révolte de la forêt de Kromy, ou celles plus colorées issues de
l’orchestration de Rimski-Korsakov ou de Chostakovitch.
Ce choix est celui de la pertinence et du bon sens pour l’institution lyrique toujours accueillie à l’Opéra des Nations dans l’attente de réintégrer sa salle historique rénovée début 2019. L’orchestration sombre et saisissante de Modeste Moussorgski, avec son côté presque âpre par instant, ses brusqueries, sa violence même, trouve pleinement à se faire entendre dans ce cadre un rien sonore il est vrai, mais propre par son dépouillement à restituer l’essence même de cette musique et ses fondamentaux.
Paolo Arrivabeni connaît parfaitement la partition qu’il a souvent dirigée, à l’Opéra de Marseille encore l’an dernier. Sans chercher pour autant à temporiser ou à en atténuer coûte que coûte les aspects sauvages, il propose, à la tête d’un Orchestre de la Suisse Romande fort inspiré, une lecture toute d’équilibre, de précision, profondément intuitive et attentive aux singularités harmoniques du génial compositeur. Les Chœurs du Grand Théâtre se placent sur cette même ligne directrice conférant au peuple russe toute sa diversité et sa pleine dimension, si fondamentales pour cet ouvrage. La Maîtrise du Conservatoire populaire de musique, danse et théâtre de Genève complète le plateau avec toute la fraîcheur requise lors de l’intervention des enfants autour de l’innocent.
Plutôt baryton-basse que basse proprement dite, Mikhail Petrenko offre en Boris Godounov une prestation où la clarté du timbre surprend dans un premier temps, sans les profondeurs ou les sonorités excessives habituelles dont bien des basses usent (et abusent) pour incarner le Tsar torturé. Rejetant cette approche, Mikhail Petrenko laisse percer les faiblesses du personnage, son amour pour ses enfants, sa vulnérabilité. La scène de la mort, avec ces brassées de fleurs et les poignées de terre dont les choristes recouvrent sans aucun ménagement le moribond, prend alors une nouvelle profondeur. La haine, qui désormais l’entoure, s’exacerbe et rejaillit déjà sur le bien fragile Tsarévitch Fiodor.
Marina Viotti, de sa belle et chaleureuse voix de mezzo-soprano, campe un très crédible Fiodor, Melody Louledjian incarnant de son soprano à la fois pur et ardent la malheureuse Xenia. Vitalij Kowaljow déploie pour sa part toutes les ressources de sa grandiose voix de basse en Pimen, aux graves royaux, à l’étendue surprenante. Sa confrontation avec le tsar Boris dans la septième scène prend de fait une dimension singulière et terriblement inquiétante : il fait trembler sans conteste la salle de l’Opéra des Nations. Sergej Khomov paraît un peu âgé pour le rôle de Grigori, futur prétendant au trône de Russie, mais il met beaucoup d’intention et de vérité dans son chant.
Les deux moines vagabonds et braillards (Varlaam et Missaïl) trouvent en Alexey Tikhomirov, (précédemment Boris à Marseille, il interprétera le rôle-titre pour le dernier soir de cette production) et Andrei Zorin deux comédiens-interprètes d’exception. Alexey Tikhomirov soulève la salle par son interprétation flamboyante de la fameuse légende de la ville de Kazan. Cependant que le ténor Andreas Conrad marque un peu le pas dans le rôle du Prince Chouïski, qui paraît dès lors en retrait et pas suffisamment fielleux ou retors face à Boris et aux boyards.
Le baryton Roman Burdenko dispose d'une voix assurée, adroitement projetée et immédiatement identifiable (Chtchelkalov, le secrétaire de la Douma), tout comme Mariana Vassileva-Chaveeva, mezzo de caractère (l’Aubergiste) et Victoria Martynenko (la Nourrice). Boris Stepanov incarne pour sa part un Innocent touchant et éperdu.
Le metteur en scène, Matthias Hartmann et ses collaborateurs -Volker Hintermeier et Daniel Wollenzin pour la scénographie, Malte Lübben pour les costumes, Peter Bandl pour les éclairages- situent l’action dans une Russie multiforme et éternelle, mais plutôt globalement de notre temps. Les références au régime de Vladimir Poutine sont aisément perceptibles, mais sans toutefois alourdir le propos. Six praticables modulables délimitent les différentes scènes, laissant apercevoir l’escalier du palais du tsar, un énorme crucifix, une cloche du Kremlin ou l’intérieur cossu façon nouveau riche de Boris. Les costumes bigarrés surtout brouillent les époques, entre des paysans et popes issus de l’antique Russie aux uniformes masculins et féminins de l’ère soviétique, voire à des tenues annonçant le futur, ponctuées d’étranges poches cubiques (sans mentionner plusieurs choristes féminines dotées de jambes hypertrophiées).
La mise en scène paraît cependant précise, attentive aux caractères et au déroulement de l’action. Elle intègre dans son déroulé le personnage du Tsarévitch assassiné, Dimitri, qui est couronné en lieu et place de Boris : ce dernier récupère immédiatement les instruments du pouvoir, l’effroi se mêlant désormais au remords supposé. Cette ambiguïté voulue dans le temps et l’espace laisse toutefois au spectateur un sentiment général d’inachevé : le déploiement plus avant d’une force dramatique en renforcerait davantage la cohérence, mais le plaisir ressenti demeure intensément musical.