Quelle gageure que de monter Boris Godounov, grand bastringue s’il en est, au petit Théâtre des Nations ! Si on a pu relever quelques détails négatifs mineurs, on peut dire que c’est un très bel ouvrage que l’on peut voir – et surtout entendre – en ce moment à Genève.

Œuvre emblématique de Modest Moussorgski sur un livret du compositeur inspiré de Pouchkine et Karamazin, le Boris présenté à Genève est une version de 1869 très ramassée en deux heures, dégraissée de certaines longueurs. Si l'on pouvait craindre d’entendre une pâle copie du faste original, ce ne fut pas le cas, au contraire. Il se produit dans cette production une adéquation entre une musique splendide, merveille d’orchestration et de couleurs, une direction musicale de Paolo Arrivabeni aux aguets et une mise en scène de Matthias Hartmann qui n’est ni aride ni décorative, soutenue par une direction d’acteurs parfaite.

Le décor est fait de grandes tours métalliques pivotantes qui font apercevoir deux gigantesques icônes de la Vierge à l’Enfant, découvrent un grand escalier, s’ouvrent et se referment sur un monumental Christ en croix... Un peu plus loin, une énorme étoile communiste laisse à penser que les bourreaux d’hier n’étaient guères meilleurs que ceux de jadis. Ces quelques éléments de décors façonnent admirablement bien l’espace, permettent une fluidité des déplacements, évoquent autant la grandeur de la Russie éternelle que l’intime.

Soulignons aussi le travail sur les costumes de Malte Lübben qui nous ancre dans une modernité faite de costumes-cravates. Néanmoins les pantalons sont ouverts de grandes fentes, rappelant ceux du XVIe siècle, donnant à cette modernité des airs de féodalisme : à l’instar d’un podium présidentiel des plus actuels, toute ressemblance avec la Russie contemporaine est pure spéculation...

Du peuple, omniprésent dans l’opéra, on retiendra une vraie opulence dans les timbres, une brillance d’un métal froid qui fait resplendir les ensembles superbes et l’âme russe qu’on perçoit à chaque instant. Entre les cloches et les vivats, l’arrivée de Boris est représentative de la beauté du chœur (qu’on aurait aimé plus nombreux, notamment les enfants) et de l’orchestre qui rivalisent de brillance, de ce son net et glacé qui convient divinement aux racines russes. 

Le Boris de Mikhail Petrenko est superbe : son timbre est d’or, sa voix au métal rayonnant flotte au-dessus de la tessiture avec puissance mais sans pour autant forcer le trait. On ressent superbement le désespoir de ce tsar, tiraillé entre sa soif de pouvoir et son angoisse d’avoir tué un enfant pour y parvenir. Sa chute dans la folie puis la mort est poignante. Dans un tableau saisissant, le peuple, qui jadis louait son monarque, le recouvre désormais de fleurs et de terre avec la violence d'une lapidation.

Si le rôle-titre brûle les planches, on peut relever que Marina Viotti offre un Fiodor au timbre charnu au jeu très fluide, malheureusement attifée d’un vilain maillot de l’équipe russe de hockey. La Xenia sensible de Mélody Louledjian, soprano que nous retrouvons avec le même bonheur de production en production, irradie la scène par la beauté d’un timbre étincelant. Autre point fort du cast, le Pimène superbe de Vitalij Kowaljow (pendant du machiavélique Boris) lance de belles phrases étirées, ourlées par un timbre sombre superbe.

L’œuvre ne regorge pas d’humour mais il faut souligner le bonheur de la scène des deux moines avinés qui rivalisent de justesse scénique et de naturel. Hideux, bossu, bancal, le jeu des deux comparses est parfait : Alexey Tikhomirov, physique d’ours et voix énorme de basse et son comparse ténor Andrei Zorin s’emparent avec délice de cette scène : bonheur communicatif avec la salle !

Les rôles secondaires sont globalement de qualité et on notera le timbre de velours de l’aubergiste campée par Mariana Vassileva-Chaveeva, très à l’aise dans ses interventions au milieu de son bar peuplé de prostituées, tout comme la belle voix ronde de la Nourrice, incarnée par Victoria Martynenko. Une mention spéciale au poignant Boris Stepanov qui incarne un Innocent lunaire, magnifique dans sa solitude. Un peu en deçà, le Prince Vassili Chouïski (Andreas Conrad) ne démérite pas mais manque d’aisance scénique pour donner sa pleine dimension à son rôle de félon, tout comme Serghej Khomov qui offre un Grigori sans enthousiasme.

Le succès est cependant total au Théâtre des Nations où il ne faut pas manquer ce Boris : vos yeux seront ravis par une mise en scène très fluide et vos oreilles apprécieront un Moussorgski de haute tenue.

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