Le spectateur qui assiste à la première française de Donnerstag aus Licht, à l’Opéra-Comique, ne peut être que décontenancé et en même temps fasciné par cet opéra-monde de Stockhausen, fruit d’une imagination singulière autant que frénétique qui fuse dans toutes les directions à la fois. Le drame y côtoie la parodie humoristique, l’autobiographie le rituel mystique, l’intime et le solennel y font bon ménage. L’œuvre regorge de poésie. C’est le pari réussi du metteur en scène Benjamin Lazar et de toute la production que d’avoir cherché à transmettre en priorité l’émotion, cela par des codes non traditionnels, qui demandent un investissement colossal de la part des artistes.

Monter Donnerstag aus Licht est déjà un exploit en soi, tant l’opéra est exigeant sur tous les plans. Pour relever ce défi, 37 ans après la création à Milan, l’ensemble Le Balcon, sous la direction de Maxime Pascal, s’associe à l’Orchestre Impromptu, à l’Orchestre à cordes du CRR de Paris et aux chanteurs du jeune chœur de Paris. Se confronter à l’œuvre ne s’improvise pas, et c’est ce soir une consécration pour l’ensemble Le Balcon qui y travaille depuis une dizaine d’années, dans un dialogue régulier avec les créateurs de 1981. C’est d’ailleurs la première fois que l’ouvrage est monté sans la participation directe de la famille Stockhausen.

L’opéra, en trois actes, relate l’histoire de Michael, créateur démiurge avatar de Stockhausen lui-même et en même temps incarnation humaine de l’ange Gabriel, descendu sur Terre pour « savoir ce que c’était qu’être un homme ». Il « joue comme un enfant avec des sons », afin de « porter la musique céleste aux hommes et la musique humaine aux êtres célestes ». Michael commence par être élevé par ses parents, avant de connaître l’amour auprès de Mondeva, qu’il retrouvera plus tard lors de ses tournées de musicien autour du globe, et dans le festival organisé en son honneur. L’histoire s’articule autour de trois personnages : Michael, la mère - femme aimée, et le père - Luzifer, chacun triplement incarné par un chanteur, un danseur et un instrumentiste. La trinité n’est pas loin… 

En Michael ténor de « L’Enfance » (acte I), Damien Bigourdan, venu du monde du théâtre, se joue avec une aisance remarquable des grands écarts vocaux, et impressionne par la plasticité de sa voix autant que par la justesse et la présence de son jeu d’acteur, qualité indispensable dans cet acte avant tout théâtral. Le Michael ténor du « Retour au pays » (acte III), Safir Behloul, bien qu’ayant une posture plus figée, trouve la prestance et la projection de voix qui convient à la solennité de cet acte. Damien Pass campe un Luzifer au timbre riche et rond, basse sévère à la diction impeccable. Sa raideur gestuelle, délibérée dans le premier acte, vient contraster avec la tendresse de Léa Trommenschlager dans le rôle de soprano d’Eva, qui sera chanté dans le « Retour au Pays » par Elise Chauvin. Les danseurs sont tous bluffants par leur implication et leur adéquation au rôle. Emmanuelle Grach, que l’on avait déjà eu l’occasion de voir en septembre dernier dans Inori à la Philharmonie de Paris aux côtés de Jamil Attar, campe dans le rôle de Michael une garçonne vive et impertinente, tandis qu’Eva est dansée par la gracieuse Suzanne Meyer, pleine d’une sensualité que le regard perçant pousse jusqu’au trouble. Jamil Attar, en Luzifer, excelle dans la danse diabolique du Festival. La performance du Michael trompettiste Henri Deléger dans le troisième acte est prodigieuse, tant par la variété de ses modes de jeux que par l’exigence de la partition et par son endurance. C’est lui qui remportera le succès le plus vif à l’applaudimètre. 

L’œuvre requiert de la part de tous les interprètes des efforts considérables sur les plans tant physique qu’intellectuel, et les interprètes doivent intégrer les déplacements, les postures, le rythme, pour servir l’art total de Stockhausen qui renverse les codes de l’opéra. La fosse est abolie et les instrumentistes sont immergés dans la dramaturgie et intégrés sur scène, au même titre que les chanteurs et les danseurs. Aussi voit-on un joueur de tuba se contorsionner à terre et expirer sous les assauts d’une trompette véhémente, un joueur de trombone danser les claquettes, ou un cor de basset se laisser séduire. Musique, geste et écriture dramatique ne font qu’un. La partition de Stockhausen inclut la notation de la danse, les didascalies, les éléments du décor… Tout est contrôlé avec une science du détail redoutable, pour mener à cet Art total, à cette Vision du Michael-Stockhausen. L’absence de fosse, la proximité de la scène et la relative sobriété du dispositif scénique œuvrent à immerger totalement le spectateur dans l’action, en créant une intimité et une attention qui sont comme la porte d’entrée dans cet univers déroutant à tous les égards, d’une richesse infinie. Les lumières, la vidéo, la réalisation sonore et électronique évoluent de concert pour donner au spectateur une conception d’ensemble dans lesquels les repères traditionnels sont brouillés, quand de nouveaux apparaissent : le visage d’un enfant, des formes abstraites projetées à l’écran, un astre rouge flamboyant sur le gong. 

Le chef Maxime Pascal garde la tête haute dans l’éclatement du deuxième acte et la profusion sonore du troisième. Sa maîtrise force le respect, quand on sait qu’il dirige un orchestre et cinq chœurs répartis dans le public sur fond de bande sonore qui tourne dans les haut-parleurs de la salle.

La fin de l’opéra est bouleversante : après les dernières paroles de Michael « Je me suis pris d’un amour immortel pour les hommes », la lumière se fait dans la salle et les Michael se mettent à fixer des yeux le public. Finalement, en écoutant les deux trompettes chanter l’adieu de Michael sur le parvis de l’opéra, la tête encore pleine d’émerveillement, on se prend à douter : est-ce le spectateur qui s’immerge dans l’univers de Stockhausen, ou cet univers qui s’immerge en lui ? 

Un opéra par an, c’est la cadence prévue par l’ensemble le Balcon pour monter la totalité des sept opéras du cycle Licht, dont Donnerstag aus Lichtconstitue le premier volet. À vos agendas !

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