Nous sommes éternels, en création mondiale à Metz : la matière fugace des non-dits

Xl_181114n188 © Luc Bertau – Opéra-Théâtre de Metz Métropole

Un roman aussi emblématique que Nous sommes éternels, de Pierrette Fleutiaux, récipiendaire du Prix Femina en 1990, devait continuer son chemin, pour que son histoire de fantômes du passé frémisse encore de son retentissement psychologique. L’esprit hanté d’Estelle garde en lui toutes les pièces d’un puzzle reconstituant les temps forts d’une vie dont elle est la seule survivante. Les accidents, l’Histoire, le sida et la culpabilité ont décimé son entourage. L’inceste et l’abandon des siens la rongent, dans une intrigue à tiroirs à base de son présent et de ses passés composés irréversibles. Sujet de roman, sujet de cinéma et naturellement sujet d’opéra, dont le compositeur Pierre Batholomée s’est emparé pour sa troisième œuvre lyrique, présentée à l’Opéra-Théâtre de Metz Métropole après deux créations à la Monnaie. Cette première mondiale vaut surtout pour la qualité de son adaptation et l’exemplarité de sa mise en scène.


Nous sommes éternels ; © Luc Bertau – Opéra-Théâtre de Metz Métropole

Nous sommes éternels ; © Luc Bertau – Opéra-Théâtre de Metz Métropole

Le livret a échu aux bonnes mains de l’auteure du roman et de Jérôme Fronty. Les degrés de temps croisés s’imbriquent à la narration cassée avec clarté. Cette force de réécriture scénique jouit de la vision très inspirée de Vincent Goethals, où la figuration des spectres se fait littérale. L’action se situe dans un décor unique : la maison dans laquelle Estelle a grandi et où elle revient bien des années plus tard avec son compagnon et la fille de celui-ci (deux rôles parlés qui relancent la notion du réel et le rééquilibrage des pensées). La façade de la bâtisse penchée, en tulle, fait traverser la lumière vers l’intérieur pour montrer les réminiscences, avec cet effet poussiéreux et flottant. Les costumes colorés de Dominique Louis renvoient aux visions cauchemardesques de Shining, par leur couleur et leur rapprochement aux obsessions latentes des personnages : l’amour charnel d’un frère et d’une sœur (Estelle et Dan), l’amour inassouvi d’Adrien envers Estelle, la fuite géographique (à New York, par Dan) ou dans le silence (les lourds secrets de Nicole, Halleur, Tirésia et Dr Minor). Lorsque le rideau translucide remonte, c’est la boîte à souvenirs qui se remet en marche, les deux niveaux de la maison stratifiant la mémoire et les rôles. Dan adulte est toujours à l’étage, signe d’un éloignement et d’une hauteur vis-à-vis de son histoire. À son retour dans la maison, c’est le rez-de-chaussée qui annonce l’imminence de sa mort, sa perte de hauteur. La sobriété de l’installation et l’intelligence du propos juxtaposent distinctement les espaces temporels. La conception vidéo d’Émilie Salquèbre vise juste lorsqu’elle s’attache aux projections de visages sur la maison, mais passe complètement à côté de sa tentative de word art digne d’une présentation Powerpoint.


Nous sommes éternels ; © Luc Bertau – Opéra-Théâtre de Metz Métropole

Nous sommes éternels ; © Luc Bertau – Opéra-Théâtre de Metz Métropole

Malgré des qualités dramaturgiques certaines, le casting ne se hisse pas complètement à la hauteur de l’exigence musicale. Karen Vourc’h esquisse le rôle-titre d’Estelle dans le sillon de l’amertume. Son grain fin et pistaché lui simplifie naturellement des vocalises aromatiques et généreuses, doublées d’un vibrato étincelant, sauf que le débit trop uniformément staccato vient d’abord sonner la cloche, avant que la justesse peu rigoureuse ne sape finalement ses lignes. Le Dan de Sébastien Guèze n’est certes pas dénué de projection, mais c’est sans doute son plus grand défaut : par un trop-plein de force, il occulte l’expressivité et la stabilité mélodique, et ne parvient à partager une vision vraiment définie de son personnage. Mathieu Gardon fait preuve d’une diction hors pair en chantant un Helleur au timbre granuleux et meurtri. Son interprétation dénote sans conteste une appropriation réfléchie du rôle. Cependant, les cassures de phrasé dans la prosodie font perdre le caractère initialement viscéral de sa restitution. Benjamin Mayenobe se glisse dans la peau d’Adrien avec gravité, pour qu’émergent la frustration et la rigidité d’un témoin menaçant, dans une dramaturgie généreuse. Sa rythmique se détache toutefois trop de celle des instrumentistes. Thomas Roediger (Dr Minor) ne capitalise pas suffisamment sur sa palette sonore nuancée et se perd en vibratos trop oscillants. Aline Metzinger et Joëlle Charlier composent habilement l’effacement théâtral et la générosité vocale. En dépit d’une prononciation de l’anglais à parfaire et de graves pas toujours apprivoisés, Mikhael Piccone prend les traits d’un professeur de danse tourmenté théâtralement et solide musicalement.

Dans la fosse, Patrick Davin rassemble les matériaux de Pierre Bartolomée, comme autant de moments musicaux éclatés, avec une grande minutie, comme dans un album photo bien relié. À l’image de la mise en scène de Vincent Goethals, sa direction, ample et millimétrée, homogénéise nettement le magma en fusion de ces évocations musicales du passé. Cela n’empêche malheureusement pas les instrumentistes de l’Orchestre national de Metz de se montrer un peu gauches : juste corrects, ils font ce qu’ils ont à faire sans réellement sembler s’écouter. Un motif arachnéen dans l’aigu est systématiquement faux chez les violons et peine à dialoguer avec les autres pupitres, sans compter les décalages fréquents. Cet opéra demeure en tous cas un objet unique, économe en clés de lecture et d’écoute, et auquel un fil rouge musical aurait peut-être achevé de développer en apothéose son tumulte émotionnel.

Thibault Vicq
(Metz, le 18 novembre 2018)

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