Critique

Une «Traviata» aux accents graves

Au Théâtre des Champs-Elysées, le chef Jérémie Rhorer reprend dans ses tonalité et durée originales l’opéra de Verdi mis en scène par la Britannique Deborah Warner. Une approche historique rare pour une œuvre romantique, ou comment renouveler l’identité d’un opéra en renouant avec ses origines.
par Guillaume Tion
publié le 29 novembre 2018 à 17h06
(mis à jour le 30 novembre 2018 à 16h35)

Combien y a-t-il de Traviata ? Une, assurément. Celle de Verdi, connue et célébrée de tous, adaptée de la Dame aux camélias et relatant la vie d'une courtisane, Violetta Valéry, qui meurt de tuberculose au troisième acte. Mais il n'empêche… Il y a des quantités de Traviata. Car l'une des questions fondamentales de l'interprétation des opéras et de la musique classique réside dans la manière. Comment se saisir de ces œuvres de répertoire qui sont montées à longueur de saison dans les plus grandes maisons ? Quelle version de la partition choisir, quels types d'instruments privilégier, quel diapason adopter ? De quel linceul musical entourer le corps de notre héroïne ? Tous ces choix cumulés produisent différentes identités.

Pour cette nouvelle production de la Traviata présentée au Théâtre des Champs-Elysées, le chef Jérémie Rhorer, à la tête du Cercle de l'harmonie qu'il a créé en 2005, a suivi une démarche historiquement informée : rétablissement des coupes, instruments d'époque et la à 432 hertz (hz). Le geste est fréquent au sein du milieu baroque où, depuis Nikolaus Harnoncourt - dont Rhorer se réclame -, les interprétations sont le plus souvent respectueuses des conditions de création originelles. Il est plus rare concernant la restitution des œuvres romantiques, lesquelles restent la cible privilégiée des grandes maisons d'opéra aux orchestres avec instruments modernes, peu enclins à ce genre de prouesses informées. Quoi ? Vous n'y comprenez rien à ces histoires de diapason et de démarche informée ? Pour vous, il n'y aura jamais qu'une Violetta ? Attendez, on vous raconte.

Diapason abaissé

De Melbourne à Los Angeles en passant par Poitiers, pour pouvoir jouer ensemble, les musiciens s'accordent sur le même diapason. Le référentiel commun est le la de la troisième octave, le la 3. A notre époque, sa fréquence est de 440 hz. Mais cela n'a pas toujours été le cas : il a énormément évolué. Pendant la période baroque, il était par exemple fixé à 415 hz, mais le diapason français de la fin du XVIIIe siècle était à 392 hz, le diapason dit «Berlioz» au milieu du XIXe se montait à 449 hz… Plus la fréquence est grande, plus le la est haut. Entre le la 415 baroque et le la 440 actuel, il y a un demi-ton de différence. «La tendance structurelle va à l'augmentation du diapason, pour tendre vers toujours plus de brillant, d'aigu. Même de nos jours, les orchestres viennois sont accordés à 445 hz», explique Jérémie Rhorer, dans sa loge du Théâtre des Champs-Elysées où trône un antique piano Erard. Ces mises à niveau ont suivi la transformation des orchestres au début du XXe siècle, les avancées techniques des facteurs d'instruments - qui cherchaient toujours plus d'éclat en augmentant le diapason -, puis les musiques amplifiées comme le jazz. Le choix des fréquences a peu à peu quitté le domaine artistique pour devenir un enjeu commercial et aujourd'hui le la 440 est devenu une norme ISO.

En son temps, Giuseppe Verdi militait pour un la à 432 hz. En 1884, il a même poussé le gouvernement italien afin qu'un décret normalise ce diapason, une première. Pour certains, le 432 hz est une fréquence plus naturelle que le 440. Elle est un brin plus basse : un tiers de demi-ton. Autant dire qu'à l'oreille, la différence est minime. «Mais elle est fondamentale pour les chanteurs. Si on respecte la pensée de Verdi, il faut respecter sa compétence. Il connaît leurs voix, leur timbre, les passages entre les registres de poitrine et de tête. Il a écrit en sachant ce qu'implique ce diapason. Vocalement et physiologiquement», souligne Rhorer. Le chef s'inscrit dans la lignée de Piero Cappuccilli, baryton (1) verdien mort en 2005 qui, au milieu des années 80, militait pour le rétablissement du la 432 et n'hésitait pas à proposer des comparatifs entre les deux diapasons. Avec un verdict clair, malgré la mauvaise prise de son des vidéos de l'époque : les voix sur les versions à 432 hz sont idéales quand, sur celles à 440 hz, elles sont forcées. Le la 432 traîne une bonne réputation tenace, du chef Riccardo Muti à Prince (feu Love Symbol), qui en faisait aussi la promotion.

Le bel canto rejeté

Vannina Santoni, soprano lyrique qui interprète pour la première fois Violetta Valéry, confirme : «Le changement de diapason ne fait pas une grande différence à l'oreille, mais les chanteurs le ressentent néanmoins. Par exemple, dans le premier air, moi qui ne suis pas une soprano colorature, j'ai un confort vocal plus important qu'avec un la 440.» Un confort bienvenu quand on aborde cet opéra, pour lequel Verdi cherchait «una donna di prima forza», une bombe atomique des variations vocales. «On dit souvent que pour la Traviata, il faudrait deux ou trois sopranos différentes : une colorature, une lyrique et peut-être même une dramatique. Les couleurs varient et l'énergie n'est pas la même du premier au dernier acte. En ouverture, nous sommes proches du bel canto. Et, au troisième acte, il faut jouer la faiblesse tout en conservant une grande puissance - de plus, en position allongée ou assise, avec davantage de résistance.»

Au-delà du diapason, c'est le respect de l'intégralité de l'œuvre que recherche Jérémie Rhorer. Une démarche au cœur de son Cercle de l'harmonie, dont il avait déjà usé l'an dernier pour un Barbier de Séville. Son ambition ? Une Traviata non dévoyée. «Revenir aux couleurs d'origine de la partition. Dans la plupart des enregistrements, beaucoup de choses ne sont pas en place. J'essaie de restituer ce qui a été conçu.» Notamment en supprimant les parties ornementales rajoutées au fil du temps et en rétablissant les coupures opérées par la tradition. Ici, l'authentique se heurte au traditionnel.

Ce que visait Verdi, c'était le drame. «Il ne faisait pas de concession à la vocalité, reprend Rhorer. Il y a énormément de théâtre dans sa musique, c'est ce qui le distingue», de ses prédécesseurs classiques comme de ses contemporains, dans un XIXe siècle où les intrigues et progressions dramatiques des opéras seria sont souvent tirés par les cheveux. Rhorer reprend donc à la lettre la partition Ricordi amendée par le compositeur pour la deuxième présentation de la Traviata en 1853, dont les reprises de certains airs ont été effacées au fil du temps. «Pour remédier à ces coupes, la tradition a ajouté des notes suraiguës.» C'est par exemple la montée d'octave du ténor dans O Mio Remorso, au deuxième acte. «Une tradition purement vocale, mais qui n'a pas été écrite par Verdi.» Cette nouvelle production de la Traviata, dans un Théâtre des Champs-Elysées qui n'en avait pas accueilli depuis 1973, percute donc moins dans les aigus et se trouve allongée d'une grosse vingtaine de minutes.

«Aujourd'hui, il est vrai qu'on tient les aigus très longtemps. Même la Callas, en son temps, s'élevait contre cette tradition», note Vannina Santoni. La soprano, déjà aperçue dans la Nonne sanglante à l'Opéra-Comique (autre genre…) ou en Frasquita dans Carmen à Bastille, se réjouit de participer à ce projet «intégral» autant que casse-gueule, rôle charnière dans la carrière d'une chanteuse. «Aujourd'hui, je me sens prête à aborder et défendre ce rôle. Je ne suis plus dans la peur de me tromper. Je sais ce que j'ai envie de dire avec ce rôle-là et j'ai acquis plus d'expérience, que ce soit dans le chant ou dans ma vie privée», glisse-t-elle. Mais elle ne refuse toutefois pas le débat sur la nature de l'œuvre. «Nous nous posons tous des questions. Nous en avons beaucoup discuté en répétition, nous nous sommes rejoints. Rhorer ne veut pas faire du show pour le show mais retrouver une vérité selon ce que Verdi a écrit, et non selon ce qui a été ajouté au fil des années. Même si toutes les traditions ne sont pas à rejeter. Et au final, j'ai le sentiment que tous les chanteurs sont séduits par la démarche», pose-t-elle, y compris les forcenés comme le ténor Saimir Pirgu, qui a interprété Alfredo quelque 200 fois.

Mouchoirs à 432 hz

Cette problématique de l’identité de l’œuvre, traditionnelle ou informée, se retrouve aussi dans la mise en scène de Deborah Warner. Comme s’il fallait trouver un gué entre les mondes, la Britannique a placé sur scène deux Violetta. La première est celle du rôle. La seconde est incarnée par une figure muette au seuil de la mort. La courtisane au faîte de son éclat coexiste avec la demi-mondaine au pied dans la tombe.

Dans la fosse, Verdi 432 surprend. Non par ses couleurs alanguies et ses basses cotonneuses, qui rappellent le son baroque. Mais par sa mobilité, sa capacité de tranchant dans les scènes enlevées, sur des territoires sans continuo où on n'a pas l'habitude de l'entendre. Quant aux reprises, elles ne lassent personne : la force de l'usine à tubes qu'est la Traviata est telle qu'on pourrait passer trois fois les arias sans cesser d'émouvoir les spectateurs dont les doigts font crisser les paquets de mouchoirs, comme on l'a entendu dans la salle le soir de la première - et ce n'était pas l'effet de la grippe. Entourée d'un Laurent Naouri (Germont) d'une sobriété exemplaire et d'un Saimir Pirgu frétillant d'efficacité, l'impétrante Vannina Santoni a etrenné sa première Traviata en triomphe. Aux saluts, elle s'est agenouillée sur scène et a lancé un baiser aux étoiles. Amore e morte, une Violetta est née.

(1) Et non ténor, comme écrit précédemment par erreur sous le coup de la fièvre.

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