Voyant que l’Opéra de Flandre avait mis à son affiche, pour terminer l’année, Les Pêcheurs de perles de Bizet, certains spectateurs se sont probablement rendus dans la bonbonnière anversoise en espérant assister à une représentation plaisamment dépaysante des amours compliquées de deux pêcheurs cinghalais et d’une mystérieuse prêtresse.

Ils n’auront pas manqué d’être surpris par l’approche audacieuse – mais, nous le verrons, cohérente – du FC Bergman : pour sa première mise en scène d’opéra, ce collectif théâtral anversois situe l’action dans une maison de retraite qui tient beaucoup du mouroir et qui, le moment venu et la magie du décor tournant opérant, débouche sur un étonnant diorama. Se déploie alors devant nos yeux une superbe plage où se dressent de hautes vagues figées dans leur mouvement, surmontées de mouettes empaillées.

Dans un texte du programme, le quatuor de metteurs en scène et décorateurs anversois explique avoir été frappé par l’aspect de nostalgie et de réminiscence qui est au cœur même de l’œuvre. Car si la relation triangulaire entre Nadir, Zurga et Leïla remonte à un passé lointain et indéterminé, le drame, lui, se joue au présent. À partir de là, Stef Aerts, Marie Vinck, Thomas Verstraeten et Joé Agemans ont supposé qu’un très long laps de temps s’était écoulé entre la jeunesse des protagonistes et leur présent de pensionnaires de cette glaçante maison de retraite qui ne respire pas franchement la joie. À peine le rideau s’est-il levé sur les murs gris et les néons blafards du réfectoire abritant les pensionnaires somnolents qu’un premier décès est à noter, un vieillard s’effondrant sur ses tartines. Et à peine le chœur fait-il savoir qu’il est « prêt à braver la mort » qu’une deuxième pensionnaire lâche son déambulateur pour de bon, prestement évacuée elle aussi par les infirmiers vers la morgue de cette séniorie (décidément très bien équipée, puisqu’elle dispose d’une chapelle ardente).

C’est un Zurga en robe de chambre que les retraités se choisissent pour chef, bientôt rejoint par un Nadir en visite qui ôte son manteau pour passer lui aussi une robe de chambre. Alors que les amis réunis entonnent l’immortel « Au fond du temple saint », le décor tournant nous montre la belle plage où les deux amis se revoient jeunes, contemplant Leïla juchée sur une vague. Mais le passé est rapidement rattrapé par le présent quand arrive à la maison de retraite une Leïla décatie, dont le voile se réduit modestement à un fichu de plastique transparent. Portée en triomphe dans son fauteuil roulant, elle se voit offrir en guise d’hommage un beau plateau-repas.

Plus tard, à l’acte II, quand Nadir et Leïla se remémorent leur attirance passée, un couple nu de danseurs jeunes et beaux folâtre avec beaucoup d’enthousiasme sur la plage. Le touchant couple de vieillards retrouve une nouvelle jeunesse quand Nadir déshabille Leïla, lui ôtant d’abord le masque qui la vieillissait puis la combinaison couleur chair qui donnait à voir un corps flétri : apparaît alors une belle et attirante jeune femme. C’est à ce moment qu’arrivent Zurga, Nourabad et le chœur (tous vêtus d’un identique débardeur en jacquard gris) pour dénoncer la prêtresse infidèle à son vœu de chasteté et exiger la mort des amants coupables. Surmontant une colère due autant au dépit amoureux qu’à un rigorisme religieux, Zurga saura finalement faire preuve de clémence en accordant son pardon au couple de pécheurs.

Même si sa traduction scénique surprend parfois, ce postulat qui veut que l’approche de la mort fasse paradoxalement rajeunir est défendu avec beaucoup de cohérence par des metteurs en scène qui avaient aussi demandé à disposer de solistes les plus âgés possible. Le baryton Stefano Antonucci, cheveux et barbe blanche, incarne un Zurga dont la voix a encore de beaux restes et la diction française est généralement correcte, et le ténor Charles Workman se sort relativement bien de la délicate partie de Nadir, même si les aigus – comme dans « Je crois entendre encore » – sont franchement ratés. En revanche, les deux autres rôles principaux ont été confiés à de jeunes chanteurs russes. Le Nourabad Stanislav Vorobyov fait entendre une basse de bronze mais au français incompréhensible. La soprano Elena Tsallagova ne manque pas d’atouts en Leïla, à commencer par sa voix riche et colorée et son réel talent à rendre toutes les facettes du personnage, en dépit d’une diction française perfectible et d'un vibrato envahissant qui dépare souvent la ligne de chant. Enfin, on ne manquera pas de féliciter le jeune chef belge David Reiland, capable d’autant de fougue que de délicatesse dans la fosse. Un talent à suivre.

****1