À Genève, rien ne va plus dans le petit monde de l’opéra : le ténor refuse de chanter, la prima donna tente de monopoliser la scène, le contre-ténor discute âprement des modifications à apporter à l’affiche… Face aux démissions successives, l’imprésario n’a pas d’autre choix que de recruter des remplaçants au talent plus que discutable. Et le public de subir les roucoulades de Mamma Agata, véritable éléphant lyrique dans le magasin de porcelaine qu’est un opéra.

Chers spectateurs, rassurez-vous : cette catastrophe est complètement fictive. C’est l’intrigue même de Viva la mamma !, ouvrage de Donizetti qui parodie l’opéra de son temps, depuis ses codes musicaux – les allusions à Rossini sont innombrables – jusqu’au comportement des stars en coulisses. Le spectacle est réjouissant et vertigineux : happé dans cet Inception au pays de la Castafiore, on finit par ne plus distinguer la scène de la salle. Le ténor est-il en train de chanter un air ou de jouer un personnage qui ténorise ? Le fauteuil qui se brise dans le public est-il un incident ou un énième clin d’œil de Laurent Pelly ?

Par ses mille et une touches drôles et subtiles, le metteur en scène transforme l’opéra de Donizetti en chef-d’œuvre. Dans des décors somptueux de réalisme (viva Chantal Thomas), les personnages se prêtent à un ballet millimétré qui clarifie les ensembles et fait ressortir les détails savoureux de la partition. Le metteur en scène compense les quelques longueurs de l’ouvrage en insérant une quantité de détails qui nourrissent un rythme infernal : la mamma cherche des noises au souffleur, la seconda donna enflamme le dancefloor, les figurants ne sachant pas figurer font maladroitement circuler des accessoires… Pelly remédie même à la brutalité de la chute finale en bouclant la boucle de manière virtuose : l’œuvre s’achève sous des coups de marteau-piqueur qui détruisent la salle de spectacle… pour en faire le parking qui avait été dévoilé au lever de rideau. L’opéra est un éternel recommencement. On appréciera particulièrement cette thèse dans le contexte genevois : la production apporte un heureux point final à l’Opéra des Nations avant le départ de cette structure éphémère pour la Chine.

Si le succès de cette production doit beaucoup à l’imagination de Laurent Pelly, il faut saluer l’engagement unanime de la distribution dans cette mise en scène. Tous les chanteurs, sans exception, collent à leur personnage… tant et si bien qu’on en vient à se demander si certains tics de stars lyriques ne sont pas naturellement intégrés à leur panoplie. Sous les traits d’une Mamma Agata très bidochonnante, Laurent Naouri délivre une prestation XXL. Sur le strict plan du jeu théâtral, le chanteur est irrésistible. Son visage constamment expressif, ses colères et ses minauderies hilarantes rappellent les travestissements d’un Louis de Funès. Naouri dispose en plus d’atouts vocaux que le comédien n’avait pas : capable d’entonner un air tonitruant, le baryton fait montre également d’une superbe voix de fausset qui ferait passer Foster-Jenkins pour la Callas.

Très sollicitée dans la première partie de l’ouvrage, Patricia Ciofi (Daria) fait preuve d’une même joie de jouer la diva. La soprano multiplie les mimiques outrées et part dans des envolées lyriques extraordinaires d’agilité. On regrettera en revanche un timbre désuni qui l’empêche de rayonner pleinement. Effacée par sa consœur dans la première partie, Mélody Louledjian (Luigia) brille de mille feux dans sa métamorphose de la scène XIII. Tenue du souffle, tension de la ligne mélodique, chaleur du vibrato : tous les ingrédients sont réunis et la soprano recevra une juste ovation.

Côté hommes, la troupe de barytons de qualité est impressionnante : avec sa voix puissante et concentrée, David Bižić montre presque trop de talent pour incarner Procolo, ridicule mari de la diva ; Enric Martínez-Castignani (Cesare) campe un poète capable des affects les plus sensibles et Péter Kálmán un imprésario bouffe aux graves profonds. Le plus virtuose de tous est cependant Pietro di Bianco (Biscroma) qui, non content de projeter une voix toujours nettement articulée, fait des prouesses au piano dans son rôle de compositeur. Seul ténor du lot, Luciano Botelho (Guglielmo) profite de son rôle de vedette pour lancer des aigus excessivement héroïques.

Seul léger bémol de la soirée, le plateau montre quelques décalages avec la fosse. C’est le revers de la direction enlevée de Gergely Madaras. À la tête d’un Orchestre de Chambre de Genève formidable d’énergie, le maestro peine parfois à modérer ses troupes pour favoriser les voix. Mais le monde lyrique horrible et jubilatoire de Viva la mamma ! sort presque renforcé de ces imprécisions qui rendent l’interprétation plus humaine. On se réjouira donc de cette production jusque dans ses petits défauts.

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