Fruit de la dernière collaboration entre Richard Strauss et Hugo von Hofmannsthal, Arabella reste une œuvre redoutable pour les interprètes, non seulement à cause des nombreuses difficultés techniques de la partition, mais aussi en raison d’un livret sinueux dans le développement de l’intrigue. Proposer une version concert est un pari risqué et le début de la représentation qu’on a pu voir vendredi dernier au Théâtre des Champs-Elysées n'a pas rassuré sur ce point, manquant d’osmose entre l’orchestre et les chanteurs. Le chef Constantin Trinks se redresse néanmoins rapidement et la suite du spectacle montre, à quelques exceptions près, une bonne entente sur le plateau.

La star de la soirée est incontestablement Anja Harteros, dans le rôle-titre, d’une grâce et une élégance à couper le souffle ! Elle subjugue l’auditoire dès sa première apparition, d’une singulière douceur et d'une beauté saisissante dans sa robe blanche-bleue (clin d’œil aux temps révolus de la société viennoise). L’orchestre participe pleinement à la création de ce climat de rêve, d’abord par la ligne mélodique des clarinettes, introduisant « ich danke, Fraülein » d’Arabella. La harpe s’y ajoute pour installer un climat nuageux, diaphane et fragile, sur une note tenue des cordes. On sent à cet instant que le temps est suspendu et un silence presque palpable s’installe dans la salle, pour ne laisser place qu’au chant d’Anja Harteros et à son accompagnement par l’orchestre, qui ne deviennent qu’un.

Mais ce moment de rêverie ne perdure pas. Soudainement, le bruit mondain revient. La musique se transforme en tourbillon qui absorbe la douceur et le calme pour imposer le vacarme, l’inquiétude, la frivolité ou l’ironie. Le magnifique échange entre les cordes et les vents de cette première entrée en scène d’Arabella est symptomatique de l’esthétique générale de l’œuvre : il y a un mouvement quasi-permanent entre un registre lyrique, intérieur, mélancolique, et un registre extraverti, mondain, vaniteux. On voit maintenant un autre visage d’Arabella, insaisissable et fatale aux yeux des nombreux admirateurs, ironique et cruelle. Dans son intimité néanmoins, elle se révèle mélancolique, rêvant d’un vrai amour qu’elle n’a pas encore vécu : « l’homme qu’il [lui] faut » (der Richtige). Les registres émotionnels dans lesquels elle nous embarque sont multiples et chaque nuance est explorée et affinée. On reste admiratif devant une telle technique, une pareille souplesse de la voix et maîtrise du souffle, aussi bien que devant sa diction, également impeccable. Solaire, Anja Harteros inspire une force, une tranquillité et une joie de vivre désarmantes.

Un autre miracle de la soirée est le duo qu’Anja Harteros forme avec la soprano Hanna-Elisabeth Müller dans le rôle de Zdenka, la sœur d’Arabella. Elle témoigne aussi d’une maîtrise vocale déconcertante et son jeu maintient l’auditoire rivé dans son siège à chacune de ses interventions. Sa remarquable vivacité, l’ardeur de ses attaques, son magnifique phrasé, le maintien de l’intelligibilité du texte même lorsque son chant se rapproche du cri : tout cela contribue à l’incarnation d’une mémorable Zdenka.

On salue également la performance de Michael Volle dans le rôle de Mandryka. Sa voix est d’une puissance parfois terrifiante (notamment dans les moments de colère de son personnage), sa diction parfaite, ses lignes se dessinent avec une netteté et une richesse des détails admirables, auxquelles s’ajoutent une présence scénique et un charisme sans équivoque. Dans son interprétation, Michael Volle prend le parti pris d’un jeu quelque peu histrionique. Il se montre un véritable showman qui ravit le public. Ses dons de comédien sont incontestables et son engagement scénique total, d’une énergie débordante. Le seul reproche qu’on peut faire, c’est que cette assurance excessive que son personnage respire étouffe la fragilité et l’insécurité de l’amant. Il est difficile d’y apercevoir l’effusion amoureuse.

Dans le rôle du Comte Waldner, Kurt Rydl livre lui aussi une performance extraordinaire. Le chanteur impressionne par ses qualités dramatiques et son personnage se montre savoureux et fort sympathique. Il incarne parfaitement aussi bien sa cupidité que l’amour qu’il porte à sa femme et ses filles. Malgré sa difficile situation financière, il n’est pas prêt à sacrifier l’honneur de sa famille pour l’argent. Au rarissime talent d’acteur s’ajoute une puissance vocale impressionnante et une maîtrise du chant sans faille. Il forme un charmant duo avec la mezzo-soprano Doris Soffel dans le rôle d’Adelaïde, dont la voix est moins en forme cependant, témoignant parfois des problèmes de projection. Sa présence scénique est pourtant magnétique et son jeu très convaincant.

Enfin, saluons la performance des prétendants d’Arabella, le Comte Elemer incarné par Dean Power, qui apporte une délicieuse touche hautaine à son personnage, le Comte Dominique, amant charmant plus timide dans l’interprétation de Sean Michael Plumb et le Comte Lamoral, joué par Callum Thorpe, qui surprend dans sa très courte apparition par la puissance de sa voix, avec un timbre qui a quelque chose des profondeurs des ténèbres. Quant à Daniel Behle qui interprète Matteo, malgré une présence scénique en retrait, il offre une belle performance vocale, empreinte d’une émotion toujours vive et juvénile.

A la fin de la soirée, on se met à rêver de voir prochainement sur la scène parisienne cet opéra mise en scène. Pas de repos pour le moment pour cette exceptionnelle équipe, qui entame dès cette semaine une reprise de l’œuvre dans la mise en scène d’Andreas Dresden en Allemagne, au Nationaltheater à Munich (14, 18, 22 et 25 janvier).

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