Enfin ! Cette production de De la Maison des morts de Janáček était sans aucun doute la plus attendue de cette saison à l’Opéra de Lyon. Et pour cause : c’est Krzysztof Warlikowski, une des plus célèbres figures d’avant-garde et metteur en scène d’une légendaire Affaire Makropoulos à Bastille en 2007 qui se charge de donner à cette œuvre austère et difficile un nouveau souffle, après l’inévitable travail de Patrice Chéreau. Le résultat, éblouissant de précision, oscille entre une virulente réflexion politique et un hymne au théâtre et à l’humanité. Retour sur une production tous azimuts.

Moment de grâce : un jeune basketteur, seul sur scène, fait quelques dribbles. On comprendra bientôt qu’il s’agit de « l’aigle », cet oiseau qui, chez Dostoïevski, amuse les prisonniers, mais que Warlikowski a choisi ici d’humaniser. La mise en scène sera en effet placée sous le signe de l’humain, des trésors que chacun de nous porte au fond de soi et qu’on ne peut qu’apercevoir à la dérobée, le temps de quelques paniers. Mais tout de suite, le rideau (de fer) s’abaisse : Michel Foucault apparaît, démontant méthodiquement notre système judiciaire avec la même froideur que le mur métallique sur lequel il est projeté. Surveiller et punir : le programme est bien choisi pour cet opéra, dont Warlikowski fait une véritable parabole de la condition humaine. Malgré la métaphore, le réel est bien là. Les tons sont froids, les gardiens sont si sévères et silencieux qu’ils semblent faire partie du décor. La seule chaleur ne peut venir que de cette humanité emprisonnée, animée par la même peur de la mort que le condamné dont des extraits d’interview seront projetés plus tard.

Un lien se tisse ainsi entre la scène et le monde, entre le réel et le représenté. Les différentes couches de cet « ordre du discours » se superposent dans la réjouissante scène du cabaret de l’acte II, lorsque les prisonniers se font tour à tour narrateur de leur propre histoire, qu’ils illustrent à l’aide de pantomimes, de jeux jubilatoirement grotesques et de poupées grandeur nature. Vibrant hommage à tous les arts de la scène, où chacun peut faire le choix d’être son propre pantin, plutôt que d’être celui de quelqu’un d’autre. Comme un contrepoint à cette réflexion, la compagnie Pockemon Crew est présente sur scène, enchaînant acrobaties périlleuses et numéros de breakdance : un choix particulièrement judicieux tant les chorégraphies, oscillant entre la danse et la transe, incarnent l’idée du règlement et du dérèglement des corps, soumis à des impératifs sociaux ou esthétiques.

L’ensemble de la production, impeccablement rodée, évolue avec la même fluidité et la même cohérence, signe d’une complicité sans faille entre Warlikowski et son équipe. Les vidéos de Denis Guéguin s’intègrent avec pertinence au discours, tandis que les décors de Małgorzata Szczęśniak, entre gigantisme glacial et plateformes mobiles, participent du dynamisme de l’ensemble. Dommage que le premier acte soit si long à démarrer, Warlikowski ne faisant dans un premier temps aucune concession sur l’aspect contemplatif et si peu narratif de l’opéra de Janáček.

Ce travail d’orfèvre est porté par un casting volontaire, homogène et talentueux : le marquant Willard White campe avec intelligence et nuances le riche bourgeois désormais condamné. Štefan Margita, au jeu d’acteur toujours alerte, est le parfait Louka, et Károly Szemerédy porte seul toute la première partie de l’acte III par l’incandescence de sa voix. Dans la fosse, l’Orchestre de l’Opéra de Lyon fait montre d’une maîtrise technique à toute épreuve. Mention spéciale à Nicolas Gourbeix, violon supersoliste, qui dès les premières minutes donne aux inattendus accents virtuoses de la partition un lyrisme électrisant.

Sans jamais céder à un mélodramatisme de circonstance, Warlikowski déroule une mise en scène impeccablement chorégraphiée, à la fois froide et grotesque, tendre et cruelle, réaliste et métaphorique. L’opéra terminé, après les dernières mesures, « l’aigle » mutilé marche à nouveau, dribble, marque et referme la boucle. Et le public de le porter en triomphe, lui, Janáček, les musiciens, et tous ces prisonniers qui portent, par leurs talents et leur humanité, un peu de cette lumière qu’ils contemplent derrière les barreaux.

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