Annick Massis (Lucrezia) et Mert Süngü (Gennaro).

On attendait beaucoup de cette entrée au répertoire du Capitole de l’opéra « hugolien » de Donizetti, l’occasion d’y entendre Annick Massis, trop rare en France, faisant aussi événement.

Venue de Valence où elle fut montée en 2017, la production ne convainc pas pleinement. Pourtant l’œil est d’abord séduit par la scénographie, qui réinvente avec justesse les fastes renaissants de Venise puis du palais de la Negroni, la richesse mêlée de luxure et de menace du monde des Borgia : les décors de Llorenç Corbella jouent sur les froids reflets métalliques de l’argent et de l’or, y ajoutant quelques touches contemporaines bien vues (le mobilier du duc de Ferrare, d’un futurisme fascisant), tout comme les costumes de Pepa Ojanguren naviguent entre brocards historiques et cuirs SM. Mais la mise en scène d’Emilio Sagi reste en deçà : les ensembles brouillons privilégient l’agitation des figurants plutôt que la caractérisation des choristes, et la direction d’acteurs est très lacunaire, qui laisse les protagonistes à leurs moulinets de bras et la musique à des répétitions inhabitées de toute intention. On retiendra pourtant le duo entre Lucrezia et son époux, porteur d’une belle tension, comme la boucle établie entre première et dernière scènes du drame : Gennaro tombera à l’endroit même où il s’était endormi – dommage, d’ailleurs, de le faire repartir ensuite à jardin… tout comme il est regrettable que l’entrée du Duc désamorce l’effet « B/Orgia », qui en perd tout impact.

Musicalement, le compte est également mitigé et paradoxal – ce qui n’empêche pas le public de faire fête à la production et, en tout premier lieu, à l’interprète de son rôle-titre. Car Annick Massis est une grande artiste, et une grande donizettienne : on s’incline devant le style idiomatique, parfait équilibre entre rhétorique et expressivité, comme devant une technique qui sait mener l’instrument au gré des périls de la partie vocale de Lucrezia (grands écarts, traits fleuris, aigus flottés, déclamation intense, suraigus décochés : Donizetti lui demande tout) ; mais l’instrument, justement, trahit une fatigue qui dessert les couleurs, au point d’atteindre parfois la trame du son – ce que parvient à faire oublier le panache de la soprano. Quel dommage qu’on n’ait pas cherché aussi honnêtes stylistes pour Gennaro (Mert Süngü, outre la pénible nasalité de son timbre, laisse passer quelques attaques dignes de la pop music) et Alfonso (Andreas Bauer Kanabas, très charbonneux, joue les Attila plutôt qu’il ne cisèle sa ligne), qu’on ait miscasté Eléonore Pancrazi (dont le Maffio Orsini, peu audible et constamment sollicité à ses limites, paraît non seulement prématuré mais périlleux, même si l’interprète s’y investit avec esprit), et tout simplement accepté l’inacceptable pour les comparses (Vitellozzo, Gazella et Petrucci notamment). Regrets auquel s’ajoute le mystère d’un Thomas Bettinger a contrario totalement sous-casté en Rustighello : timbre pénétré, élocution noble, projection plus qu’intéressante et présence juste tant dans le mot que dans le geste… on aurait volontiers entendu son Gennaro ! En fosse, Giacomo Sagripanti peine d’abord à fédérer un Orchestre du Capitole dont les cordes paraissent bien peu concernées, avant de mener ensuite l’architecture des finales de façon plus satisfaisante.

On n’entend pas si souvent Lucrezia Borgia en France qu’on ne puisse rêver plus puissante réalisation.

C. Cazaux

A lire : notre édition de Lucrezia Borgia, L’Avant-Scène Opéra n° 307


Thomas Bettinger (Rustighello) et Andreas Bauer Kanabas (Alfonso).
Photos : Patrice Nin