La postérité a-t-elle été injuste avec Hindemith, souvent considéré comme trop moderne par les conservateurs et pas assez pour les progressistes ? A-t-on commis l’erreur de ne voir en lui qu’un excellent artisan, capable de faire de la musique certes impeccablement construite mais peu exaltante ? La question se pose avec encore plus d’acuité après avoir assisté à cette nouvelle production de Cardillac – donné pour la dernière fois en Belgique en 1977, et pour une soirée seulement, par la Deutsche Oper de Berlin à La Monnaie – qui nous montre une œuvre brève, forte et extraordinairement prenante.

Cardillac est un orfèvre à ce point amoureux de ses œuvres qu’il assassine tous ceux qui ont l’imprudence de lui acheter une de ses créations. Une lecture marxiste pourrait y voir la douloureuse aliénation du travailleur privé du fruit de son labeur et qui refuse, en fin de compte, une logique économique : la perte irrémédiable de la production, même rémunérée, de ses mains comme de son esprit. C’est une question importante qui est posée ici : à qui appartient une œuvre d’art ? À son créateur ? À son acquéreur ? Au public qui la voit ou l’entend ?

Un tel sujet hors normes, celui de la folie d’un créateur qui punit de mort ceux-là mêmes qui reconnaissent son talent, ne pouvait que plaire en pleine période expressionniste. Dès sa création à Dresde en 1926, l’opéra rencontra un vif succès jusqu’à ce que le régime nazi interdise l’exécution des œuvres du compositeur.

Pour cette nouvelle production à l’Opéra de Flandre, Guy Joosten signe sa dernière mise en scène en Belgique, puisqu’il souhaite à présent orienter sa carrière davantage vers l’Allemagne, l’Espagne et même l’Asie. Il a choisi de ne pas situer l’action dans la France de Louis XIV en 1680, comme le faisait la nouvelle d’E.T.A. Hoffmann dont s’inspire l’opéra (Mademoiselle de Scudéry), mais dans l’Allemagne de l’époque de la création. C’est ainsi que, dès le lever de rideau, nous voyons le chœur élégamment vêtu à la mode de l’époque (messieurs en costumes et manteaux sombres, coiffés d’un chapeau mou, et dames en manteaux à col de fourrure et chapeau cloche). Captée en même temps en vidéo depuis les cintres et projetée sur un rideau de tulle, la mise en scène évoque irrésistiblement dans ses mouvements de foule le cinéma allemand de l’époque.

Cette esthétique expressionniste se retrouve dans la gestuelle exagérée des choristes, jusque dans la façon dont ils roulent des yeux pour exprimer leur peur du mystérieux assassin qui rôde. On rencontre aussi des personnages qu’on croirait tirés de toiles de Grosz ou de Kirchner : le gandin prétentieux, la jeune femme vénale ou encore l’officier fringant. La très convaincante mise en scène de Joosten est ainsi rehaussée par les costumes et décors, dépouillés et uniformément noirs, de Katrin Nottrodt. C’est une simple soupente qui abritera les ébats du Cavalier et de la Dame, et plus tard les amours de l’Officier et de la Fille de Cardillac. Joosten fait de l’orfèvre un artiste qui porte manteau royal et couronne. Son art fait de lui un roi qui n’a de comptes à rendre à personne, comme le démontre brillamment la façon dont d’étranges rapports d’échange sont impitoyablement mis en lumière : à l’acte I, le Cavalier achète à Cardillac un bijou de prix pour l’offrir à la Dame qui lui a promis de se donner à lui (pour autant qu’il lui offre ledit bijou), avant que l’orfèvre, dans sa folie possessive, n’assassine les amants pour récupérer sa création.

Histoire d’introduire une tension érotique dans l’œuvre, la Dame (Theresa Kronthaler, mezzo très convaincante dans ce rôle ambigu et vocalement exigeant) attend le Cavalier (Sam Furness, ténor lyrique et charmeur) dans un négligé de soie et des dessous coquins. Mais, là où on attendrait un duo d’amour, c’est à une sensuelle pantomime pour deux flûtes que Hindemith confie le commentaire de la situation. Au deuxième acte, l’orfèvre se montre aussi possessif vis-à-vis de sa fille qu’avec ses joyaux ; la fraîche et très sûre soprano Betsy Horne rend parfaitement le passage de l’innocence filiale à l’émancipation. Cardillac ne se fait curieusement guère prier pour accorder sa main à un fringant officier (bien servi par le franc ténor de Ferdinand von Bothmer) venu lui acheter une lourde chaîne en or. Au troisième et dernier acte, Cardillac échouera dans sa tentative d’assassiner son gendre et il sera dénoncé par un marchand d’or, portant ici la tenue traditionnelle (kippa et caftan noirs) des Juifs orthodoxes traditionnellement actifs dans le secteur diamantaire à Anvers. C’est un Cardillac en sous-vêtements, triste et tragique Roi Lear égaré par la folie, qui finira par avouer ses crimes et sera lynché par le peuple déchaîné.

Outre la mise en scène, la soirée offre son lot de satisfactions purement musicales. D’abord, par l’heureuse redécouverte d’une œuvre remarquable qui combine une cinglante impertinence anti-romantique (et, plus encore, anti-wagnérienne) à un retour à l’opéra baroque händelien, la virtuosité vocale exigée allant d’airs avec hautbois obligé jusqu’à un exigeant sprechgesang. Au sein d’une distribution homogène et de qualité, distinguons le baryton britannique Simon Neal : il livre une superbe incarnation du rôle-titre dont il fait magnifiquement percevoir l’inquiétante folie. Enfin, on ne tarira pas d’éloges pour la direction remarquable de Dmitri Jurowski (ex-directeur musical de la maison) qui maîtrise parfaitement les complexités de la partition, à la tête d’un orchestre en excellente forme et véritablement chauffé à blanc.

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