Chroniques

par françois cavaillès

Romeo und Julia | Roméo et Juliette
opéra de Boris Blacher

Opéra national de Lyon / Théâtre de la Croix-Rousse
- 9 février 2019
à Lyon, "Romeo und Julia", opéra de Boris Blacher (1943) d'après Shakespeare
© bertrand stofleth

Romeo und Julia revient à la Croix-Rousse, quatre ans après sa création française sur la colline lyonnaise, de même que Jean Lacornerie (directeur du théâtre) remonte, avec la fraîcheur des membres du Studio et de l'Orchestre de l'Opéra national de Lyon, l'œuvre protéiforme composée en 1943 par Boris Blacher (1903-1975).

Il s'agit d'une parodie de la tragédie de Shakespeare, réduite à un opéra de chambre d'une heure et quart, transposée dans les années trente. Elle est donnée en versions allemande et anglaise. Le sérieux de l'ouvrage tourne vite au burlesque, dès le prologue entonné par April Hailer, fantasque chanteuse de cabaret à la voix cassée. Ce recours à une facture Opéra de quat’ sous intervient au début de chacun des trois actes, rapides et acides, interprétés sur le mode de la comédie musicale, alors que la fosse, excellente d'énergie, d'harmonie et de courage face à la partition, demeure toujours au second plan, donc moins audible que les jeunes gorges, assez fortes et emportées – dommage, quand l'écriture classieuse et aventurière de Blacher, figure berlinoise du XXe siècle [lire nos chroniques de Preußisches Märchen et des Streichquartette], sait si bien oser en matière de discordances, de répétitions, d'incursion dans le jazz, le charleston, etc. Mais attention au piège d'une « musique extrêmement nue », ainsi qualifiée par le chef Emmanuel Calef lors de l'avant-propos, conjugué au risque d'un théâtre de crise couru par une mise en scène typique du contemporain avec un peu de danse, de dessins, des acrobaties... sur la pente douce menant du comique au pathétique. La tâche paraît ardue d'enchaîner les numéros, à partir du superbe texte de Shakespeare, certes, mais pour quelques scènes seulement.

Dans l'ensemble, la (re)découverte de cette œuvre encore peu connue parvient à ses fins. Sur la trame musicale audacieuse, dissonante et riche en piano, cordes quelques cuivres et une flûte (à rapprocher avec le succès shakespearien de Britten), le spectacle semble dense et mouvant dans le décor symboliste de Lisa Navarro et les costumes réalistes ou fantaisistes de Robin Chemin, selon la créativité de Lacornerie, toujours proche du livret explosif [lire nos chroniques de l’Atelier Kurt Weill, Le rêve du Général Moreau, Of thee I sing, Lady in the Dark, The Tender Land, Die Verschworenen, Les rêveries et Die Dreigroschenoper]. Le souffle fou en est bien saisi, sans qu'on puisse dire Shakespeare trop long ou dégénérée la musique de Blacher (cet étiquetage honteux eût cours). Le ton serpente de la comptine à la sarabande-rumba via le madrigal, avec quelques scènes bouleversantes exprimant l'impatience ou la résignation des jeunes amants, selon les mots et le goût fort prononcé du Bard of Avon pour la musique, peut-être plus puissante que la poésie même.

La réussite provient avant tout de la troupe, très volontaire et animée, aux voix fines et articulées – en particulier le mezzo Eira Huse en Lady Capulet, l’ardent Romeo à l'émission large du ténor Alexandre Pradier et le soprano cristallin d’Erika Baikoff, icône de Julia (grâce notamment à la jolie coiffure signée Sylvie Barrault). Dans ce curieux petit maelstrom vocal, nul démérite, ainsi le captivant baryton-basse Timothy Murphy en Capulet. Enfin, avec irrégularité mais justesse, les ensembles abondent, souvent ludiques et à l'unisson, laissant d’agréables impressions de facilité et de vérité, même au milieu d'un joyeux chaos, dans une conception générale plutôt cérébrale du plaisir mélomane.

En conclusion de l'étrange représentation, sous un gigantesque œil de l'aube surréaliste accompagné d'un épais clair-obscur vespéral (lumières de David Debrinay), puis l'image d'une statue plus classique, le maléfice de l'amour exhale son parfum absurde, amer et morbide sur les deux malheureux, embaumés et portés par les autres chanteurs, en accord avec The most excellent and lamentable tragedy of Romeo and Juliet (titre original de la pièce).

FC